Certains mots, certaines images laissent une empreinte délicate et indélébile. C’est un bouleversement intime. Une grande réussite artistique. L’album jeunesse L’Expédition est de ceux-là. Publié aux éditions Thierry Magnier, il est le fruit de la rencontre entre Stéphane Servant et Audrey Spiry.
Une petite fille naît quelque part sur la terre « avec sur ses lèvres encore le goût du sel du ventre de sa mère ». Poussée par ses parents vers ses rêves, elle se fabrique très vite une embarcation et prend la mer à la rencontre de sa vie. Elle parcourt alors le grand voyage que nous faisons tous, à travers les beautés, les aventures et les tempêtes. Cette histoire tient sa source dans un morceau de poème d’Antonio Machado qui accompagne Stéphane Servant depuis longtemps : « Caminante, no hay camino. Todo pasa y todo queda/Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, Tout passe et tout reste. » « Petit, je croyais que, quand je serais adulte, j’apprendrais la vérité sur le monde. J’ai fini par comprendre qu’elle n’existait pas, qu’il n’y avait rien derrière le rideau. J’ai aussi compris la fragilité et l’impermanence de nos existences et l’importance de ce que nous vivons, qui est unique et qui disparaîtra », confie l’auteur. Plus à l’aise en montagne que sur l’eau, il a laissé son histoire partir vers la mer, guidée par la première phrase. « Les humains grandissent neuf mois dans cet élément aquatique et puis il leur devient étranger. L’élan de vie a quelque chose de maritime. » La métaphore de la mer sonne juste aussi car elle est toujours en mouvement. Sur l’océan, les certitudes et les empreintes disparaissent instantanément. Il n’y a pas de traces de nos prédécesseurs. « Notre chemin dans ce monde, c’est de l’écume à la surface de la mer. » L’écriture de Stéphane Servant est proche de la poésie, épurée et chantante. Il accentue des lignes de force afin de laisser la place aux lecteurs et à l’illustration. Audrey Spiry a saisi cet espace laissé, cette liberté d’imprimer sur le blanc toute sa sensibilité créative. Les dessins sont grandioses, chauds, « liés à cet ailleurs nostalgique ». La petite pirate, son embarcation et la mer évoluent à chaque double page, ils changent d’état en résonnance avec le texte, en une palette puissante de couleurs. « Je suis sans cesse à la recherche d’une certaine vibration où je me dis que l’image existe sans moi, que je peux la lâcher malgré ses défauts », explique-t-elle. « Mon intention la plus viscérale est de briser la notion d’écran que peut procurer certaines images. Une image ne doit pas être jolie, figée, elle doit entrer en contact avec le lecteur, l’inonder. » L’Expédition puise aussi sa force dans le hasard de la rencontre entre les deux artistes. « Je travaille depuis neuf ans sur un roman graphique. Je suis arrivée à un moment où je surchauffais. Un ami m’a dit, tu prends ton héroïne, tu l’emmènes totalement ailleurs et après tu brûles tout. C’est ce que j’ai fait », raconte Audrey Spiry. « Ce personnage, c’était une fille, je l’ai mis sur un bateau, elle a vécu plein d’aventures et elle a même adopté un enfant. J’ai tout brûlé. Six mois après, j’ai reçu le texte de Stéphane. » Une évidence, une alchimie qui se ressentent dans cet album d’une très grande beauté.