La parole des chercheurs

Vivre la diversité des langues : l’exemple des ateliers d’écriture plurilingues accompagnés par une autrice

Isabelle Audras, Sidonie Brouwer, Anne Descamps, Elsa Valentin

Comment mettre en place des pratiques didactiques favorisant les transferts interlinguistiques au sein d’une classe ? Des enseignantes, une chercheuse et une autrice jeunesse ont travaillé ensemble pour offrir aux élèves l’expérience d’ateliers d’écriture plurilingues. Elles livrent ici leur retour sur une expérience assurément inspirante et les raisons qui les ont conduites à la mettre en œuvre.

    Sommaire : 

  1. Le contexte : une école qui cherche à s’ouvrir à la diversité et le pari sur la littérature de jeunesse

  2. Les ateliers d’écriture plurilingues à l’œuvre !

  3. Accompagner les élèves dans la plurilittératie

  4. En guise de conclusion

  5. Pour aller plus loin

  6. Les autrices 

« Dans quelle mesure une éducation aux langues et aux langages du vivant peut-elle constituer un levier pour penser autrement notre rapport à nos environnements, aux autres et à nous-mêmes ? » cette question posée par Joëlle Aden nous situe d’emblée au croisement des différentes transitions sociétales que nous traversons et qu’investissent fortement les champs de recherche actuels en sciences humaines et sociales. 

Le projet que nous présentons ici s’inscrit dans la continuité des recherches sur des démarches éducatives prenant en compte la diversité des langues des élèves de la classe. Cette perspective plurilingue en éducation permet de considérer la/les langues des élèves comme constitutives d’un répertoire langagier dans lequel les langues à disposition (et il s’agit bien de toutes les langues, sans hiérarchisation ni minoration) sont en corrélation. Mieux encore : elles interagissent au service d’une sorte de méta-compétence langagière unique et dynamique. Ce changement de paradigme nécessite une évolution des représentations chez les enseignants, acteurs éducatifs, élèves et familles quant à l'intérêt de la prise en compte des langues et des pratiques langagières familiales dans les processus d’apprentissage, et en particulier en lecture et écriture.

Le projet que nous avons mené, dans une démarche collaborative de recherche-action entre autrice de littérature de jeunesse, enseignantes et chercheuse, s’ancre dans des pratiques ouvertes à la diversité et s'appuie sur l’idée partagée d’une littérature jeunesse vivante. En mettant en œuvre dans des classes des activités de lecture-écriture, animées par une autrice, où toutes les langues des répertoires langagiers des élèves jouaient un rôle, nous avons fait le pari d’ouvrir d'autres espaces de dialogue sur les rapports de chacun.e (élèves, parents, enseignantes) aux langues, à l’écriture, à la créativité.

 

    1. Le contexte : une école qui cherche à s’ouvrir à la diversité et le pari sur la littérature de jeunesse

 

L’ère inclusive, annoncée dans les programmes scolaires dès 2015, invite l’institution à repenser sa prise en compte de la diversité dans toutes ses dimensions. Visant à réduire les inégalités observées, ce changement dans le système éducatif suppose un modèle collectif en éducation, basé sur la coopération des acteurs (élèves, familles, enseignants, acteurs éducatifs) au moyen de communautés d’apprentissage désormais élargies (institutions, familles, associations, autres partenariats). Cependant, si différentes lois vont aider à repenser le dialogue entre ces acteurs et donner les outils politiques à l’École pour aller vers plus d’équité en éducation, force est de constater que des inégalités peinent à être réduites pour différentes raisons liées notamment au manque de moyens, en particulier pour les élèves bi/plurilingues ou allophones. Or l’allophonie est un phénomène très répandu et ne concerne pas que les élèves nouvellement arrivé.es en France : c’est pourquoi il est nécessaire de mettre en place des pratiques didactiques qui vont favoriser les transferts interlinguistiques, entre les langues au sein des répertoires par la mobilisation des ressources (langagières, linguistiques, culturelles, socio-affectives), de façon à considérer les élèves dans leur globalité et leur identité plurielle. 

Sans doute, ce n’est pas là une tâche facile : non seulement parce que ces démarches semblent en France se frotter aux idéologies monolingues des politiques éducatives, mais aussi parce que les acteurs éducatifs se retrouvent souvent démunis face aux enjeux de la prise en compte de la diversité.

La littérature de jeunesse peut alors jouer dans ce cadre un rôle essentiel : en favorisant l'engagement des élèves dans la lecture et l’écriture, elle leur permet d’explorer une articulation entre universel et singulier. Echanger en classe sur l'interprétation collective d'un texte contribue assurément à faire vivre cette recherche d'un commun dans l'imaginaire social, d'une conscience collective, en interrogeant les valeurs qui y sont partagées.

 

    2. Les ateliers d’écriture plurilingues à l’œuvre !

Le projet a débuté par une rencontre entre enseignantes d’écoles primaires de deux quartiers d’une ville moyenne des Pays de Loire situés en réseau d’éducation prioritaire, autrice de littérature de jeunesse et chercheuse. La rencontre a permis d’échanger sur la construction du projet et ses objectifs, sur les classes et les élèves concernés ainsi que la planification des ateliers. Les ateliers se sont déroulés en novembre 2024 et mars 2025 dans cinq classes de cycle 2 et UPE2A des deux écoles. Dans l'une des classes, des mamans étaient présentes en tant que personnes ressources notamment pour des lectures plurilingues d'albums avec l'autrice. Dans une autre, une assistante d’éducation arabophone a également participé à des lectures bilingues.

Elsa Valentin, autrice d’albums jeunesse plurilingues, a développé une démarche d’ateliers d’écriture ouverts aux langues auprès de publics variés. Cette démarche, telle qu’elle l’a mise en œuvre dans le projet qui nous intéresse, est la suivante. Après un temps d'échange avec la classe, l'autrice propose une lecture à haute voix, d'un album plurilingue ou d'un poème. Cette lecture donne lieu à un nouvel échange, et éventuellement à une collecte de mots dans différentes langues proposées par les élèves qui le souhaitent. Un répertoire commun est alors constitué au tableau. (Les élèves sont libres de proposer des mots dans les langues de leur choix, il n'y a pas d'assignation et on évite de solliciter un.e élève en utilisant des expressions de type : "Dis un mot dans ta langue" "Comment dit-on cela chez toi?" etc.)

L'autrice explique ensuite en quoi consiste l'atelier d'écriture qu'elle propose aux élèves : il s'agit d'abord de s'autoriser à devenir auteur/autrice de son propre texte et de s'emparer de la liberté que cela suppose. Il n'y a pas de "consigne" mais une "proposition d'écriture", car il ne s’agit pas d'un exercice avec un attendu de la part de l'adulte, mais bien d'une expérience de liberté créative où l'on écrit d'abord pour soi. Chacun.e est libre de modifier, détourner, dépasser ou même abandonner la proposition d'écriture faite par l'autrice, au profit d'un autre projet/désir d'écriture personnel. 

Dans la même logique, la possibilité de mélanger les langues dans le texte est donnée explicitement, de même que celle d'utiliser les mots du répertoire commun le cas échéant, sans qu'il n'y ait aucune obligation de le faire. La proposition d'écriture peut inviter à :

- s'emparer de la trame d'un extrait de l'album lu (ou du poème le cas échéant) pour y projeter son propre imaginaire ou son propre vécu ;

- imaginer une nouvelle péripétie du personnage principal (exemple à partir de Bou et les 3 zours : Bou rencontre un nouvel animal) ;

- s'inspirer du projet de l'autrice (exemple à partir du Baume de mon Grand-père : évoquer une personne de son entourage qui a compté dans son enfance)

Les élèves sont accompagné.e.s dans l'écriture par les adultes présents, qui se mettent au service du projet d'écriture de chacun.e.

Si la majorité des élèves réagissent très positivement aux lectures d'albums plurilingues, beaucoup d'entre eux choisissent de n'utiliser que le français dans leur production, pour différentes raisons. Mobiliser une langue habituellement dissociée du contexte scolaire ne va pas de soi. La difficulté peut-être de s'autoriser à le faire alors que certain.e.s ont pu intérioriser l'idée, selon leur parcours scolaire, que leur langue familiale n'avait pas sa place à l'école. Mais ce n'est pas tout : extraire des mots ou expressions d'un répertoire langagier pour les incorporer à un énoncé dans une autre langue est une opération complexe, qui vient s'ajouter à celle de la production d'un texte écrit, déjà très mobilisante en soi pour beaucoup d'élèves. On peut imaginer que réitérer régulièrement ce type d'ateliers pourrait les aider à surmonter ces difficultés, et à accéder au plaisir et à la fierté manifestes qu'éprouvent ceux d'entre eux qui ont produit un texte plurilingue et qui le lisent à la classe.

Voici en exemple les textes produits en miroir par deux élèves d'UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) à partir d'un extrait de Poème Sucré de mon Enfance. Les noms propres ont été remplacés par des initiales :

J’ai 7 ans,

Ma vie est très bien.

Mon appartement à côté de la praïa est bunita.

Acordo, viro os olhos para a janela e vejo pássaros.

L’après-midi, je sors nager avec mes amis.

Ma copine a nagé très loin, elle a faille se noyer,

J’ai nagé très vite pour appeler des adultes qui l’ont secourue.

Longtemps après, je suis venue en France,

J’ai rencontré mon amie M. à l’école B.

H.

 

J’ai 7 ans,

Ma vie est very good, I like it.

My life est très bien, elle me plaît.

Ma maison à côté des arvori est noire et blanche, è muitu bom.

Ma visinia n’est pas gentille.

Longtemps après, je joue avec H.

M.

 

Une enseignante témoigne : « Dans notre école, nous avons la chance d’avoir un nombre important d’élèves plurilingues qui parlent ou entendent quotidiennement une autre langue que le français en dehors de l’école.  La venue d’Elsa Valentin dans notre classe, outre l’intérêt de rencontrer une autrice dont ils avaient déjà lu certains livres, leur a permis de se mettre en position d’écrivain lors des ateliers d’écriture. Lors de ces ateliers, j’ai vu mes élèves réfléchir, solliciter leur mémoire pour mobiliser du vocabulaire dans d’autres langues qu’ils maîtrisent et que l’on n’entend jamais à l’école. Ils étaient fiers de partager leurs connaissances dans ces langues et ils se sont sentis valorisés et reconnus. Rencontrer Elsa Valentin et participer à ses ateliers a de plus permis aux élèves de solliciter leurs compétences plurilingues dans le cadre d’une activité de création et de production écrite et pas seulement orale. »

 

3. Accompagner les élèves dans la plurilittératie

Ce projet s’inscrit dans la continuité des recherches sur les approches plurielles en éducation et formation, désormais au cœur des politiques européennes (cf. Cadre Européen Commun de Références pour les Langues) qui s’appuie sur la diversité linguistique et culturelle, en particulier par des pratiques d'écriture créatives invitant l’élève à écrire avec les langues de son répertoire. 

La notion de plurilittératie offre une vision élargie du développement des compétences du lire-écrire : l’élève développe une compétence plurilingue et pluriculturelle opérant dans diverses situations de compréhension de texte et d’expression d’idées, tant à l’oral qu’à l’écrit. Une telle vision conçoit les ressources langagières de l’élève comme des outils qui permettent de donner un sens à ses apprentissages, à partir de ses connaissances et expériences, tout en s’appuyant sur son potentiel créatif. S’autoriser à manipuler les langues à disposition dans son répertoire langagier permet à l’élève de développer des stratégies d’enquête, d’observation, d’analyse soutenant, notamment, le développement de leurs compétences de compréhension, d’interprétation des textes et de production. 

 

4. En guise de conclusion

Cette première phase du projet va donner lieu à une mise en voix des textes produits et à une restitution devant les familles. Le projet continuera les prochaines années, avec l'idée d'associer à l'équipe initiale les médiathèques de quartier, et de faire aussi une plus grande place aux parents.

« Nos enfants nous rendent un immense service. Leur présence nous oblige à parler, à dire ce que nous voulons faire du monde, à tenter aussi de mettre nos actes en cohérence avec nos discours. L’enfant est d’abord un appel. Un appel pour que nous relevions la tête dans l’univers de violence et d’intérêts individuels qui nous submerge, pour que nous tentions de faire advenir de l’humain. [...] Il n’est pas sûr que nous parvenions à faire exister autre chose que la violence ; il n’est pas sûr que nous sachions installer la paix, ne serait-ce qu’un instant. Mais cette éventualité-là est la seule chose qui vaille vraiment la peine en ce monde. [...] Seule l’exigence de l’avenir peut nous mobiliser sur le présent. » Ce constat que faisaient Meirieu et Guiraud en 1997 dans L’École ou la guerre civile résonne fortement avec notre actualité au moment où nous écrivons ces lignes.

À travers ce projet, nous souhaiterions soutenir des pratiques collaboratives et plurilingues en classe, leviers de dynamiques (d’appropriation, de légitimation), qui peuvent contribuer à donner à chacun.e un sens à son action, vers des sociétés davantage ouvertes à la diversité.

 

5. Pour aller plus loin

- Aden, Joelle, Eschenauer, S, Maître de Pembroke, E, Empathie et bienveillance au cœur de l’apprenance. Le Manuscrit, 2023.
- Auger, N. et Le Pichon, E., Défis et richesses des classes multilingues, ESF Sciences Humaines, 2021.

- Egli Cuenat, M, Manno, G., Desgrippes, M. Plurilittératie et apprentissages plurilingues à l’intérieur et hors du contexte scolaire, Bulletin suisse de linguistique appliquée (VALS-ASLA), 2020. 

- Meirieu, P. et Guiraud, M., L’école ou la guerre civile, Plon, 1997.

 

6. Les autrices 

Isabelle Audras est enseignante-chercheuse en sciences du langage et didactique des langues, membre du CREN. Ses intérêts de recherche portent sur la prise en compte de la diversité linguistique et culturelle en situations d’éducation et de formation, à travers des approches collaboratives de recherche.

 

Sidonie Brouwer est professeure des écoles depuis 2013 dans un réseau d'éducation prioritaire.

 

Professeure des écoles, Anne Descamps exerce depuis plusieurs années en réseau d'éducation prioritaire renforcé (REP+). Elle enseigne cette année à une classe de CE2.

 

Autrice jeunesse, Elsa Valentin a publié une vingtaine d’albums et de livres audio, dont Bou et les 3 zours, (Atelier du poisson soluble, 2008). Elle anime des ateliers d’écriture et collabore avec l’association Dulala (D’une Langue à l’Autre) autour de projets plurilingues.

Depuis 2024, elle est la marraine de la Chaire « Raconter des histoires pour grandir ensemble » du Pôle universitaire ligérien d’études sur l’enfance-jeunesse.

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