Les petites histoires de l'éducation

Quelle place pour les devoirs à la maison ?

Lucien Descaves (1861 - 1949)
Écrivain et journaliste français

Dans cet article de 1907, Lucien Descaves (18 mars 1861 - 6 septembre 1949), écrivain et journaliste français, traite la question des devoirs à la maison et plus généralement de la place des enfants au sein des familles et au sein de l’école. 

 

J’ai promis à une aimable correspondante, institutrice dans la Dordogne, de répondre à la lettre qu’elle m’a fait l’honneur de m’adresser le mois dernier, et je m’exécute.

Qu’avais-je dit de nature à susciter l’objection?

Que les parents assez souvent, trop souvent, concilient leur devoir et leur intérêt, à la campagne, en faisant garder le bétail de quatre à sept heures du matin, par l’enfant qu’ils envoient ensuite à l’école.

« Eh quoi ! s’écrie ma correspondante, vous plaignez nos robustes filles de commencer leur apprentissage de fermières en même temps que leur instruction ! Moi, je les félicite et je les encourage à dédoubler en quelque sorte leur mentalité, si bien qu’elles puissent être des écolières, et rien que des écolières, en classe, et de petites ménagères, sans plus, à la maison. Leur santé physique et le développement de leur intelligence n’ont qu’à gagner à cette division du travail. »

Mais je n’ai jamais soutenu le contraire, chère Madame. Ce que je regrette, je l’ai dit : c’est que l’enfant qui s’est levé avec le jour, pour conduire aux champs les vaches ou les moutons, n’apporte plus ensuite à l’école le degré d’attention désirable.

Vous avez beau dire que ramasser de l’herbe pour les lapins, surveiller les bêtes en tricotant des bas, couper du bois, laver la vaisselle, faire le ménage, repose l’esprit ; et que s’asseoir après pour écouter une leçon, lire, écrire et compter, délasse le corps, il n’en est pas moins vrai que 1’enfant astreint à ce double ouvrage est beaucoup plus occupé et remplit mieux sa journée que n’importe quelle personne de son entourage.

Or, j’ai cette faiblesse d’aimer que l’enfant joue et travaille moins que nous. Le jeu est aussi nécessaire à l’enfant que l’air et la lumière, et quand j’apprends que certains établissements ouvrent leurs portes, en dépit des règlements de protection, à des ouvriers âgés de moins de dix ans, je contiens mal mon indignation.

Quant au reste, je suis de votre avis, de l’avis de tous les pédagogues et notamment de M. Paul Crouzet lorsqu’il estime « que l’enseignement gagnerait à substituer aux problèmes de mélanges, de lingots, des problèmes sur le mélange des engrais, qui serviront à illustrer les leçons de sciences naturelles par des exemples pris dans le pays même ; bref, à emprunter les devoirs donnés et les leçons enseignées aux travaux, aux transactions, à l’histoire même des populations. »

C’est, somme toute, la paraphrase d’une pensée de Spencer : « L’éducation manque de cet élément scientifique si apte à révéler la nature. »

Quel est, d’autre part, notre but, lorsque nous souhaitons la coopération de l’école et de la famille ? Nous voulons réagir contre l’habitude que prennent, de plus en plus, les parents de considérer l’école comme une institution destinée à les débarrasser de leurs enfants. Qu’elle les instruise, ce n’est pas assez ; il faut encore qu’elle les garde, les nourrisse, les habille... Tout, en un mot, doit tendre à ce que l’enfant ne soit que de passage, pour dormir à la maison, au lieu de n’être que de passage, pour apprendre, à l’école.

Déplorable raisonnement que la pratique journalière, hélas !, fortifie. Grâce aux cantines, aux sociétés de patronage, aux vestiaires, aux classés, de garde, aux colonies de vacances, la famille ouvrière est déchargée de la plupart des soins qu’elle assumait autrefois.

Elle invoque des excuses, des circonstances atténuantes, bien entendu. Le père et la mère sont absents toute la journée... Si l’enfant n’est pas surveillé, gardé jusqu’à leur retour, où ira-t-il ? Dans la rue, où les mauvaises fréquentations et les funestes exemples le guettent... La suppléance de l’école est une nécessité sociale. La rigueur des conditions économiques a désagrégé la famille : à l’école d’en recueillir les éléments et de les adapter à un ordre de choses nouveau.

Nous voilà loin d’une collaboration effective et l’on comprend la difficulté qu’éprouvent les instituteurs à resserrer des liens qui se relâchent davantage chaque jour.

En dehors des moyens que nous avons passés en revue le mois dernier et qui forcent en quelque sorte la main aux parents : questionnaires, bulletins mensuels, carnets de correspondance, cahiers de devoirs, etc... une autre base de coopération pourrait être fournie par l’organisation du travail scolaire dans la famille, si, sur ce point encore, ne se manifestait, de part et d’autre, la divergence de vues la plus embarrassante.

Eh 1903, le Congrès d’hygiène scolaire émit le vœu « que l’interdiction des devoirs à la maison s’étende à tous les enfants des écoles primaires ».

Nul n’a mieux donné que Mme Kergomard les raisons de cette mesure. Elle n’exagérait pas en disant que le surmenage commence à l’école maternelle, puisque Mme Jeanne Girard relatait, l’autre jour, dans ses notes d’inspection, ce fait : On lui a affirmé que les élèves d’une école maternelle emportent des devoirs à faire à la maison ; mais pour que la chose ne soit pas découverte, on emploie une simple feuille de papier que l’on cache sous le tablier de l’écolier et qu’il rapporte de la même façon le lendemain.

Je veux bien, je souhaite que le cas soit exceptionnel, mais il n’est pas moins vrai que Mme Kergomard serait encore à présent fondée à écrire ce qu’elle écrivait naguère : « Pour contenter les parents, non seulement on surchauffe les enfants pendant les heures de classe ; mais, de plus, ils emportent un devoir à faire chez eux, le soir. Oui, un devoir du soir à des enfants de six et sept ans, qui devraient être au lit à la nuit tombante ! Les parents le veulent. Le devoir de la directrice est de protester contre cette volonté. » 

Les parents le veulent... (Non pas tous, évidemment). Et pourquoi le veulent-ils ?... Vous le demandez !..., Travail des enfants, tranquillité des parents. Et non seulement tranquillité : promesse de succès flatteurs, récompensant l’application du petit élève. Il prépare son certificat d’études. C’est pour cela qu’il veille, après dîner, sous la lampe qui éclaire mal ou à la lumière tremblotante d’une bougie, parmi les reliefs du repas encombrant encore la table.

Il n’y a pas de quoi, sans doute, taxer ces parents de barbarie ; ils ne se rendent pas compte, des conditions défectueuses dans lesquelles s’exerce l’activité intellectuelle de leur enfant, voilà tout. Ils sont sincèrement persuadés que cet effort excessif est profitable au développement de ses facultés. Ils n’ont pas médité la vérité contenue dans ce passage de l’admirable livre où Michelet raconte ses années d’enfance et d’apprentissage :

« J’allais chez mon vieux grammairien qui me donnait cinq ou six lignes de devoir. J’en ai retenu ceci, que la quantité du travail y fait bien moins qu’on ne croit ; les enfants n’en prennent jamais qu’un peu tous les jours ; c’est comme un vase dont l’entrée est étroite ; versez peu, versez beaucoup, il n’y entrera jamais beaucoup à la fois. »

Et Michelet d’ajouter plus loin : « Je n’ai jamais pu apprendre une seule leçon par cœur. »

Or, parmi les devoirs à faire à la maison, vous savez quelle place tient la leçon à apprendre par cœur. Tous les écoliers n’ont pas la mémoire rebelle de Michelet, et ce qu’on en abuse, c’est inimaginable !

J’approuve donc, dans une certaine mesure, la campagne que mes confrères de la presse pédagogique ont dirigée à plusieurs reprises contre une erreur de méthode d’enseignement dénoncée aussi par un conseiller municipal, M. Colly, dans un journal quotidien.

Mais on aurait tort de croire, encore une fois, que tous les parents sont ravis de voir leurs enfants revenir de l’école avec des devoirs pour une partie de la soirée.

Un homme qui a rendu et rendra encore de grands services à la famille française, M. Toni Mathieu, le fondateur et l’âme de la Société d’échange international des enfants et des jeunes gens pour l’étude des langues étrangères, M.Toni Mathieu donc, sans condamner absolument la pratique des devoirs à la maison, me disait dernièrement :

« Ce que je leur reproche surtout, c’est d’être trop longs. Les maîtres ne songent pas assez que l'enfant (élève des écoles primaires, primaires supérieures, professionnelles), lorsqu’il rentre à la maison, doit souvent y faire une commission pour la maman, la seconder dans les soins du ménage, s'occuper, en son absence, du petit frère ou de la petite sœur. Qu’arrive-t-il ? C’est que les devoirs, qu’il commence tard, ne sont pas terminés avant le repas du soir et qu’il doit, à peine la table est-elle desservie, se remettre au travail. Si bien que cet enfant est privé des avantages de la journée de huit heures qu’a réclamée et obtenue son papa. Il voit celui-ci et ses frères aînés se reposer lorsqu’ils rentrent à la maison, tandis qu’il pâlit sur un problème, une narration, une leçon d’histoire ou de géographie. Est-ce juste ? »

Non, et comme M. Toni Mathieu, je ne trouve plus surprenant qu’un grand nombre d’élèves des écoles primaires supérieures ou professionnelles ne terminent pas leurs trois années d’études. Ils sont impatients de liberté ; ils ont hâte de poser le fardeau d’une classe qui ne finit jamais.

Mais les observations de M. Toni Mathieu ont d’autant plus de force qu’elles sont modérées et qu’elles préconisent l’adoption d’un moyen terme plutôt qu’un changement radical. Il ne dit pas, en effet : suppression des devoirs à la maison ! Il dit : réduction, allègement, ce qui n’est pas du tout la même chose.

L’excès en tout est un défaut. Les classes de garde sont excellentes, en soi, mais il serait absurde et dangereux de demander, comme le firent quelques députés à la Chambre, au mois de novembre 1903, que l’école se charge des enfants de cinq heures du matin à neuf heures du soir, les prenne à domicile et les y reconduise ! Pourquoi pas exiger aussi du maître qu’il aille les coucher, border leur lit, et qu’il s’installe à leur chevet lorsqu’ils sont malades ?

Le jour où les parents n’auront plus que des droits et seront exempts de devoirs, l’esprit de famille ne sera qu’un vain mot. Si occupés que soient le père et la mère, l'enfant est le point de ralliement que l’on doit leur conserver, coûte que coûte. 

Il est déplorable que la fièvre fasse grelotter entre les draps le petit bonhomme que l’un voudrait toujours voir alerte et bien portant. Mais combien de fois sa maladie a rapproché, autour de son lit, un père et une mère distraits l’un de l’autre et distraits du foyer par la besogne quotidienne ! Il était presque nécessaire que l’enfant souffrît pour leur montrer qu’il avait besoin d’eux, pour réveiller leur sollicitude assoupie.

Il en est de même des devoirs à la maison, sagement dosés. Ils peuvent réunir, penchés sur l’élève, guidant sa main, rectifiant ses erreurs, des parents, des collaborateurs de l’école, dans la plus belle acception du mot. C’est pourquoi je ne suis pas partisan de la suppression complète de ces devoirs, de ces liens. Et quelle occasion meilleure, en outre, pourrait être offerte de pratiquer cette culture du père par le fils, que souhaite encore Michelet !

L’homme ignorant apprend, l’homme qui a oublié se souvient, en s’intéressant aux progrès de l’enfant. C’est un concours plus effectif que celui qui consiste à signer un carnet de correspondance. Dans la maison la plus pauvre, la plus triste, la présence de l’enfant alignant quelques chiffres, copiant une carte, faisant un devoir, met un rayon de lumière. Il ne s’agit plus de la tranquillité des parents, mais de la joie, et d’une joie sans remords, car on peut la goûter sans trembler pour la santé du gamin qu’un léger supplément d’études, hors de la classe, n’épuisera pas.

Quant à l’indication des devoirs et à la quantité qui convient, c’est affaire à l’instituteur et nos conseils ne prétendent pas en remontrer à son expérience, à son tact et à son discernement. Qu’on ne lui impose pas de règle uniforme surtout, dans une question de milieu, d’espèce.

Il est bien certain qu’il peut demander davantage à l’élève la veille des jours de congé, le mercredi et le samedi. Le choix des récitations, des lectures à haute voix, a aussi son importance... Et que le maître ne se plaigne pas lorsqu’il devine, en corrigeant un devoir, que le père ou la mère a passé par là, mâché la besogne... Qu’il se félicite plutôt de voir ses efforts soutenus et la coopération réalisée. Mieux vaut un peu trop de zèle de la part des parents que leur défaillance morale. Rares, au demeurant, sont ceux qui se rendent insupportables en s’immisçant dans les méthodes et en contrariant 1’œuvre du maître. C’est l’exception. L'indifférence, hélas !, est beaucoup plus commune et c’est contre elle que l’on doit réagir.

Il ne faut donc priver ni l'instituteur ni l’élève de cette ressource, de cette invitation à collaborer, que peuvent être le livre et le cahier ouverts sur la table de famille, même boiteuse, même encombrée, même mal éclairée. Qui sait si ce n’est pas en s’apercevant qu’elle boite et qu’elle est incommode, que le père, un soir, sera entrainé à s’occuper, plus qu’il ne l’a fait jusque-là, de l’éducation de ses enfants ?

Ne négligeons-point les petites causes... Il ne serait pas extraordinaire après tout, qu’en introduisant les devoirs à la maison, on y éveillât du même coup la notion du Devoir.

Lucien Descaves

 

Lucien Descaves (18 mars 1861 - 6 septembre 1949) est un écrivain et journaliste français, affilié aux mouvements naturaliste et libertaire. Il est témoin, aux côtés de Pablo Picasso, du mariage de Guillaume Apollinaire. Proche de Huysmans, il en est l’exécuteur testamentaire. Membre de l’Académie Goncourt, il en fut le président de 1945 à 1949. 

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