Les petites histoires de l'éducation

Réformer l’orthographe ? Débat de 1890

Charles Defodon (1832-1891)
Pédagogue français

Dans l’article qui suit, il évoque les bienfaits d’une réforme de l’orthographe et retranscrit la parole de l’inspecteur général Carré, très favorable à une réforme de simplification. Dans un souci de lisibilité, lorsque M. Carré, cité par M. Defodon, cite lui-même le linguiste Michel Bréal, le texte est en italique. 

Que notre orthographe française ait besoin d’être réformée, je crois qu’après toutes les discussions qui ont eu lieu, cela ne fait question pour personne ; que cette réforme doive être mesurée, je crois que cela ne fait pas question non plus. Bossuet, donnant son avis sur le problème, qui s’était déjà posé de son temps, disait dans son beau style, aussi admirable quand il s’agit des petites choses que des grandes : « II ne faut pas souffrir une fausse règle qu’on a voulu introduire d’écrire comme on prononce ; parce qu’en voulant instruire les étrangers et leur faciliter la prononciation de notre langue, on la fait méconnaître aux Français-mêmes… On ne lit point lettre à lettre, mais la figure entière du mot fait son impression tout ensemble sur l’œil et sur l’esprit, de sorte que quand cette figure est changée considérablement tout à coup, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables à la vue ; et les yeux ne sont pas contents. »

C’est là, sous une forme vive et saisissante, la juste expression du bon sens. 

Mais cette réforme raisonnable, comment se fera-t-elle et qui la fera ? À supposer – ce que, pour notre part, nous croyons possible – qu’on en puisse tracer les limites, quelle sera l’autorité qui se chargera de cette délicate besogne ? Qui prononcera ? Qui sera responsable ? Qui fera le départ légitime entre l’illicite et le permis ? Y a-t-i1 une autorité instituée pour arrêter cette ligne de démarcation ?

Tout le monde dit : il y en a une, c’est l’Académie française. Et, en effet, le Dictionnaire de l’Académie française est la règle d’après laquelle se jugent tous les différends orthographiques ; tel mot est considéré comme bien ou mal orthographié suivant qu’il est conforme ou non à l’orthographe adoptée par le Dictionnaire de l’Académie française. Et c’est pour cela que, tout récemment, les auteurs d’une pétition ayant pour objet la simplification de l’orthographe se sont-adressés à « MM. les membres de l’Académie française ». 

Mais le malheur est que l’Académie française elle-même ne se considère pas comme compétente pour décréter d’office la réforme qu’on lui demande. Elle l’a très nettement déclaré dans la préface de la dernière édition du Dictionnaire : « Jamais, dit-elle, l’Académie française, pas même celle qui était la fille directe du cardinal de Richelieu et la protégée de Louis XIV, n’a prétendu exercer sur la langue le droit de souveraineté et d’empire ; jamais elle ne s’est arrogé un vain pouvoir législatif sur les mots ; qu’elle reçoit tout faits du public qui parle bien et des auteurs qui écrivent purement. Elle n’en créé pas de nouveaux à sa fantaisie ; elle n’en bannit aucun de ceux qu’un usage reconnu et constant autorise : ce sont les propres termes de la préface de 1694. Il y a, il est vrai, un bon et un mauvais usage : c’est un fait que personne ne conteste. Les uns parlent et écrivent bien, les autres écrivent et parlent mal. Chaque profession a son jargon, chaque famille, et presque chaque individu ; ce qu’avec un peu d’exagération on pourrait appeler son patois. En réalité, le bon usage est l’usage véritable, le mauvais n’est que la corruption de celui qui est bon. C’est donc au bon usage que s’arrête l’Académie, soit qu’elle l’observe et le saisisse dans les conversations et dans le commerce ordinaire de la vie, soit qu’elle le constate et le prenne dans les livres : familier, populaire même, dans le premier cas ; propre à tous les genres de styles, depuis le plus élevé jusqu’au plus simple, dans le second. »

On voit ainsi que l’Académie française ne se prétend pas, tant s’en faut, au rang de juge suprême de la langue, tout au plus se donne-t-elle celui de commissaire-priseur : c’est au bon usage établi par qui parlent et écrivent bien qu’elle attribue cette souveraineté dont elle ne veut pas. Mais, en fait d’orthographe surtout, ceux qui écrivent bien se règlent d’après l’Académie, de même que l’Académie déclare se régler d’après ceux qui écrivent bien. Il y a une sorte de pétition de principes dont il semble qu’on ne puisse pas sortir.

Et cependant, il est de plus en plus nécessaire qu’on en sorte, et cela, dirons-nous, est surtout indispensable pour notre enseignement primaire. « Sait-on, dit M. Dussouchet[1] dans un très remarquable article du Correspondant, sait-on à quoi sont occupés, pendant six ans et plus, les enfants de nos écoles primaires ? Presque uniquement à apprendre l’orthographe, qu’ils oublieront naturellement très vite dans leurs pénibles labeurs de chaque jour. C’est là pourtant le centre d’action, le but principal de l’enseignement primaire ; c’est à cela que l’État dépense des milliards ! Que de temps consacré à ces énigmes orthographiques, qui pourrait être mieux employé ! » 

Qu’il y ait quelque exagération dans cette plainte présentée ainsi sous une forme très générale, soit ; mais il n’en est pas moins vrai que presque tout l’enseignement de la langue nationale à l’école primaire se réduit à l’étude de l’orthographe, étude aussi vite oubliée qu’apprise, comme le remarque trop justement M. Dussouchet ; il n’en est pas moins vrai non plus que la plupart des maîtres sentent mieux que personne l’insuffisance et l’inefficacité de leur enseignement sur ce point, mais qu’ils se trouvent obligés de se maintenir dans une pratique traditionnelle, d’abord pour obéir au programme et au règlement, ensuite pour se conformer aux exigences des examens…

Puisque, de l’avis de tous, nous sommes dans la question de l’orthographe les premiers intéressés, y aurait-il à faire quelque chose de spécial pour nous ?

C’est le sentiment d’un très sensé et très solide esprit, d’un homme très compétent et très expérimenté en matière d’instruction primaire, M. l’inspecteur général Carré, qui prend la parole dans le dernier numéro de la Revue pédagogique.

« Si tous les petits Français, dit-il, à très peu d’exceptions près, doivent subir des examens dans lesquels la note d’orthographe est la note essentielle, c’est par les examens qu’il faut commencer la réforme. Tant qu’on y exigera la connaissance de toutes les irrégularités et de toutes les exceptions orthographiques, les instituteurs seront forcés de les enseigner dans leurs écoles, et leurs élèves seront forcés de les apprendre ; et, quand ceux-ci se seront habitués à une certaine orthographe, ils la garderont, leur en proposât-on une autre qui fût plus simple et plus rationnelle ! Si, au contraire, ils n’avaient appris à l’école primaire qu’une orthographe simplifiée, et que celle-ci leur eût suffi pour passer non seulement l’examen du certificat d’études, mais tous leurs autres examens ultérieurs, on ne voit vraiment pas pourquoi ils changeraient cette orthographe plus simple pour en adopter une autre plus compliquée et moins rationnelle.

Je proposerais donc tout simplement qu’une Commission, nommée ad hoc par le ministre de l’instruction publique, décidât quelles sont les simplifications que les instituteurs pourraient se permettre, dans leur enseignement de l’orthographe, et quelles sont les libertés dont les candidats seraient libres d’user dans les examens. Une circulaire ferait connaître ces décisions aux présidents des commissions, avec invitation de s’y conformer. On n’imposerait rien ; on se contenterait seulement d’étendre le cercle des libertés permises, c’est-à-dire qu’on ne compterait comme fautes que ce qui serait réellement des fautes. Naturellement, les maîtres, pressés par le temps, réduiraient leur enseignement aux choses essentielles et obligatoires, laissant de côté les subtilités accessoires. On verrait alors s’établir une orthographe nouvelle, qui s’emploierait simultanément avec l’ancienne ; et, avant peu d’années, l’Académie aurait à choisir entre deux usages. C’est alors que, reprenant son rôle, elle pourrait décider quel est le meilleur, et que, sans doute, comme elle l’a fait jusqu’ici, elle se prononcerait pour le plus simple et le plus généralement adopté.

Quand l’engourdissement s’est emparé d’un membre ou d’une institution, dit excellemment M. Michel Bréal[2], il faut rétablir l’activité par des mouvements modérés et gradués. Je demanderais d’abord aux réformateurs de vouloir bien montrer un commencement d’initiative. Pourquoi ne feraient-ils pas eux-mêmes l’application et la preuve de leurs idées, en choisissant un point particulièrement évident et en pratiquant dès à, présent ce qu’ils conseillent ? De cette façon, l’opinion se familiariserait avec la possibilité d’un changement, le sommeil séculaire serait interrompu. Il n’est pas jusqu’aux protes, dont on accuse l’esprit de résistance, qui seraient plus faciles à mettre en mouvement, si l’on se bornait à un seul changement. En choisissant pour ses débuts une réforme qui en vaille la peine et qui soit une vraie simplification, le parti du progrès mettrait le public de son côté. L’Académie saurait alors, où elle doit porter son attention ; pas plus que dans le passé, elle ne s’obstinerait à retenir l’ancien usage. » 

Ces conclusions sont aussi les nôtres, avec deux différences pourtant : la première, c’est que l’initiative soit prise par le ministère de l’instruction publique qui, en étendant les libertés permises aux candidats dans les examens, ne ferait que se relâcher de certaines exigences que lui seul a le droit de maintenir ou de lever; la seconde, c’est que la réforme ne se borne pas à un seul point, parce qu’il faut qu’elle en vaille la peine et qu’elle soit un véritable allègement pour les maîtres et pour les élèves, comme pour les étrangers qui veulent apprendre notre langue.

Quant à la question des livres d’enseignement, qui sont tous imprimés dans l’orthographe actuelle, elle me préoccupe peu. La concurrence en cette matière est telle que de nouveaux livres paraîtraient bientôt, conformes à l’orthographe nouvelle, pour être mis entre les mains des élèves si les maîtres témoignaient pour eux la moindre préférence. 

Je ne me préoccupe pas davantage de la crainte manifestée par M. Michel Bréal, que les instituteurs, débarrassés du soin d’enseigner certaines subtilités orthographiques, arrivent vite à s’en créer d’autres ou à les remplacer par des tours de force en chronologie. La vérité est que tous les maîtres primaires se plaignent de l’impossibilité où ils sont de parcourir leurs programmes, faute de temps. Que la réforme de l’orthographe leur rende chaque semaine la libre disposition de quelques heures de plus, et ils sauront bien en trouver l’emploi. Ils n’auront que l’embarras du choix. Vouloir qu’ils prennent plaisir à enseigner des choses inutiles, de préférence à celles dont tout le monde reconnaît l’utilité pratique, immédiate et incontestable, c’est faire une supposition peu bienveillante, toute gratuite et que rien ne justifie. J’aime mieux cette autre conclusion : « C’est en ôtant à la dictée sa valeur, prépondérante et éliminatoire dans les examens (ou mieux, encore en 1a supprimant) ; c’est en pesant les fautes au lieu de les compter dans l’appréciation de l’orthographe et en ayant toujours devant les yeux le but général de l’examen qu’on parviendra à diminuer peu à peu le préjugé orthographique. » Sans doute ; mais le moyen de diminuer peu à peu ce préjugé, c’est que les administrations publiques commencent elles-mêmes par ne pas l’entretenir, en maintenant leurs exigences dans les examens. La réforme de l’orthographe est à ce prix.

La proposition est au moins séduisante, si elle ne laisse pas de présenter des difficultés et des inconvénients qui sauteront aux yeux de tous. Nous ne les aborderons pas nous-mêmes aujourd’hui ; d’abord parce que nous ne sommes pas fâchés de prendre quelque temps pour réfléchir sur la solution définitive que nous voudrions donner ici au problème ; ensuite et surtout parce que nous serions heureux de recevoir de nos lecteurs, qui voient certainement les choses de plus près encore que nous, les observations, que ne manquera pas de leur suggérer une initiative si bien faite pour mériter toutes leurs réflexions.

 

Charles Defodon (14 mai 1832 - 18 février 1891) est un pédagogue français à l’influence importante. Il a contribué à de nombreuses réformes, y compris l’amélioration de l’éducation des filles. Collaborateur puis directeur du Manuel général de l’instruction primaire, il s’y distingue par son style direct. Après une carrière de professeur libre à Paris, Charles Defodon devient professeur à l’école normale de la Seine. Il a ainsi formé de nombreux instituteurs. Il rejoint l’inspection primaire en 1885 et devient membre du Conseil supérieur de l’instruction publique en 1889. 


[1] célèbre grammairien

[2] linguiste français, considéré comme le fondateur de la sémantique moderne 

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