L’ÉCOLE ET LA PRÉPARATION A LA VIE
Marie Rauber (1857 - ?)
Inspectrice de l’enseignement primaire
Dans cet article de 1904, Marie Rauber (1857 - ?), inspectrice de l’enseignement primaire, s’inquiète de l’introduction à l’école de nouveautés qui visent à professionnaliser les enfants et déjà leur apprendre à être de petites ouvrières ou de petites ménagères. Elle s’attaque ainsi au « sophisme » selon lequel l’école doit préparer à la vie.
Je demande aujourd’hui aux lecteurs du Manuel qui, comme moi, entendent le progrès dans l’école dans le perfectionnement de ses méthodes et l’élévation de son esprit, la permission de leur proposer mes doutes sur certaines et récentes « nouveautés » introduites à l’école primaire, à l’école élémentaire de filles, ou dans son très proche voisinage, en tout cas sous son toit.
Ces « nouveautés » me semblent destinées, si elles se propagent, à faire dévier l’école primaire de son objet, de sa fonction propre et essentielle : sous couleur de la rendre plus pratique, plus vivante, elles y apportent des préoccupations, des éléments qui, pour ne rien dire provisoirement de plus sérieux, lui sont étrangers et sont prématurés. À l’origine de cet excès de zèle, il y a un sophisme d’interprétation d’une pensée juste : l’école doit préparer à la vie. Oui, mais il faut marquer des étapes, en considérant l’âge de l’enfant, son droit à être cultivé, développé pour lui-même, à vivre d’abord sa vie individuelle de jeune être en formation, en croissance. Or, à peine sorti de nourrice, à la maternelle, les amis indiscrets de l’école voient dans l’enfant, et préparent, par des procédés savants et artificiels, le petit mutualiste, le petit épargnant, le futur ouvrier, la future ménagère et mère de famille.
Voici qu’à dix ans des écolières d’école primaire sont déjà endoctrinées en « puériculture », préparées à l’art d’élever les enfants !
Passe encore à la maison, remplie de bambins, où la nécessité fait loi à la grande sœur d’aider et de remplacer la maman. Mais à l’école ? Quand laissera-t-on à la pauvrette le temps et la liberté d’être enfant pour son propre compte, de s’amuser sans souci et de s’instruire de ce qui lui est personnellement utile et nécessaire ? Ce petit enfant de dix ans ne doit-il pas trouver à l’école d’abord, et principalement, les premiers instruments de culture et d’acquisition du savoir, qui sont la langue, la lecture et le dessin, notions fondamentales qu’il n’aura plus le temps d’apprendre à un autre âge, où s’imposent le savoir et les soucis professionnels. Vraiment, les connaissances élémentaires et essentielles, point si facilement ni si rapidement assimilables, ne souffrent point le voisinage bruyant et encombrant de notions accessoires, dont la valeur positive et éducative se rapporte et se manifeste à un âge plus avancé.
À considérer l’éducation féminine d’un point de vue plus général, j’allais dire plus équitable et plus humain, il semble bien que cette préoccupation de préparer les filles le plus tôt possible, et principalement, aux tâches domestiques et professionnelles, ne soit pas un trait de civilisation si avancée. L’histoire et la sociologie nous montrent, dans un passé un peu lointain, chez nous, civilisés, et, chez les populations contemporaines réputées encore barbares ou sauvages, les filles du peuple, retenues à la maison par les travaux du ménage ou des champs et restant illettrées, tandis que les garçons sont envoyés aux écoles, ou bien les plus pénibles travaux domestiques de la tribu, le transport de l’eau, des bagages, des barques… accomplis par les femmes sous l’œil des fiers maris qui fument, dorment ou galopent au soleil d’Orient. Il est vrai que, pour récompenser leurs braves femmes serviables et industrieuses, les Fuégiens les mangent en temps de disette. Nos bons Chrysales occidentaux et modernes sont tout à la fois moins exigeants et moins reconnaissants. Ils se contentent de demander qu’on enseigne la cuisine et la puériculture le plus tôt possible à l’école primaire, à dix ans, au moins, et que les épreuves du petit C.E.P. en témoignent (voir les vœux du congrès d’Amiens).
Qu’on n’aille pas croire que je veuille me livrer à des plaisanteries faciles sur ce sujet. Il est bien trop grave. Voyez plutôt l’accueil fait à Paris à une autre « nouveauté » qui, si elle se répandait, s’imitait, n’irait à rien moins qu’à faire de nos jeunes écolières de petites ouvrières capables de « gagner leur vie » avant dix ans. Quelle tentation alors pour les parents indignes qui ont hâte de voir leurs enfants « rapporter » ! J’emprunte cette nouvelle au Bulletin municipal du 22 novembre dernier :
« M. X. a fondé, avec l’autorisation de l’administration, à l’école de jeunes filles, rue ..... , un cours de l’enseignement de la dentelle aux fuseaux et à l’aiguille. “Dix-huit petites filles de 7 à 12 ans sont réunies après la classe, de 16 h 30 à 17 h 30, par une dame qui leur fait donner, sous la direction et par des dentelières professionnelles, l'enseignement de la dentelle. Les travaux des jeunes élèves ont figuré à l’Exposition de la Dentelle et y ont été très remarqués en 1904. (Le cours avait été fondé en 1903.)” Le rapporteur donne un avis favorable à la demande de subvention formée par le fondateur pour encourager et propager l’œuvre. »
Voilà qui est net : de petites écolières de 7 ans sont ramenées au travail, après leur journée de classe, qui a duré de 8 h 30 à 4 h. Et elles s’appliquent à tel point que leurs travaux exposés sont remarquables après un an d’apprentissage à peine ! Car c’est bien de l’apprentissage qu’il s’agit, « sous la direction de professionnelles ».
Évidemment, si les éducateurs et les amis de l’école n’y prennent garde, ils l’engageront, en encourageant ces « initiatives », dans une voie périlleuse, peut-être régressive. Écoutons, sur ce point et sur tant d’autres en question, la voix éloquente d’une « personnalité » qui aime l’école pour elle-même et l’enfant pour lui-même. C’est la confirmation de mes doutes et la plus expressive conclusion que je puisse donner à cet article.
« Enseigner à lire aux enfants qui ne savent pas parler, écrit Madame Kergomard, demander de faire des phrases aux enfants qui n’ont pas encore de mots parce qu’ils n’ont pas encore d’idées ; cultiver l’homme dans l’enfant avant de cultiver l’enfant lui-même ; essayer de lui inculquer avant l’âge des sentiments qui, par cela même, sont artificiels ; leur prêcher des vertus d’homme alors qu’ils ne peuvent même pas acquérir les habitudes de moralité que comporte leur âge ; vouloir enfin les associer déjà aux souffrances de la lutte économique, c’est plus qu’une erreur, c’est plus qu’une faute, c’est un crime contre l’enfance qui se répercutera dans l’avenir. »
Marie Rauber
Inspectrice de l’enseignement primaire.
Marie Rauber (1857 - ?) est une inspectrice primaire, qui exerçat en Seine-et-Oise puis dans le département de la Seine. Membre de la Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant (1899), elle y préside en 1903 une commission sur les aptitudes scolaires puis, à partir de 1905, une commission sur la lecture.