La parole des chercheurs

« Les mangas à l’école : mauvais genre, vraiment ? » Entretien avec Bounthavy Suvilay

Propos recueillis par Sylvie Servoise
professeure de littérature à l’Université du Mans

Les enfants et les adolescents en raffolent, les prescripteurs souvent un peu moins… : les mangas, véritable phénomène d’édition, se hissent en tête des lectures préférées de la jeunesse. Bounthavy Suvilay, spécialiste des pratiques de création contemporaine, revient sur les raisons de ce succès et montre comment les mangas, notamment quand ils sont étudiés en classe, peuvent constituer des médiums éducatifs capables de stimuler la créativité et susciter un véritable intérêt pour l’exploration littéraire.

 

Vos recherches appréhendent les objets culturels contemporains avec des méthodes d’études littéraires et votre thèse, qui portait sur la production et la réception des objets culturels liés à la franchise transmédiatique Dragon Ball en France, a donné lieu à deux ouvrages, Dragon Ball, une histoire française (2021) et La Culture manga, Origines et influences de la bande dessinée japonaise (2021). Qu’est-ce qui vous a conduite à prendre pour objet d’études Dragon Ball et qu’avez-vous cherché à montrer dans ce travail ? 

Bounthavy Suvilay - Ma thèse, dirigée par Marie-Ève Thérenty et Matthieu Letourneux, s’appuie sur les travaux de Hans Robert Jauss et Umberto Eco concernant la réception, d’Alain Vaillant en histoire littéraire, ainsi que de Raphaël Baroni et Richard Saint-Gelais en narratologie. Elle explore la production, la circulation et la réception des objets culturels issus de la licence transmédiatique Dragon Ball. J’ai replacé l’émergence de la culture juvénile liée au manga en France dans une perspective historique, en adoptant une approche pluridisciplinaire. J’ai ainsi analysé les interactions entre la littérature de jeunesse et d’autres formes artistiques sous l’angle de la poétique du support, en démontrant comment les avancées technologiques, la réputation des médiums et l’impact économique influencent la production et la réception des œuvres.

Il me semble qu’il est temps de dépasser l’idée que les outils littéraires se limitent à l’analyse de « textes ». La narratologie permet d’étudier l’art de raconter des histoires, qu’elles soient transmises par l’écrit, l’oral ou l’audiovisuel. Chaque médium a, bien sûr, ses particularités, mais il est absurde de cloisonner les disciplines pour protéger le territoire des spécialistes. Les créateurs, eux, se moquent des frontières académiques. C’est pourquoi le domaine du littéraire englobe toutes les formes de fiction, quel que soit leur support.

Dragon Ball est le fil conducteur idéal pour retracer l’impact des dessins animés japonais et l’essor du manga en France, marquant le développement d’une alternative à l’imaginaire américain dominant. Plutôt que de me contenter de répéter l’analyse souvent simplifiée des journalistes qui attribuent le succès du manga en France à l’arrivée d’Akira (manga de science-fiction de Katsuhiro Ôtomo), j’ai voulu démontrer que c’est en réalité le phénomène Dragon Ball, et plus précisément sa diffusion sous forme de dessin animé, qui a été le véritable catalyseur du marché du manga dans l’Hexagone.

Bien que des mangas aient été traduits et introduits dès la fin des années 1960, souvent à destination d’un public adulte, ces tentatives n’ont jamais suscité l’adhésion d’un large lectorat. Ces premières œuvres, bien qu’appréciées par une niche de passionnés, n’ont pas réussi à faire émerger un véritable mouvement autour de la bande dessinée japonaise. C’est l’arrivée des adaptations animées, en particulier Dragon Ball et Dragon Ball Z, qui a radicalement changé la donne. Les aventures épiques et humoristiques de Son Goku ont captivé l’imaginaire des jeunes téléspectateurs, et créé un engouement sans précédent. La série a tellement marqué le public que certains fans passionnés allaient jusqu'à consulter le Shônen Jump (principal hebdomadaire de prépublication de manga au Japon) dans les librairies japonaises de Paris pour découvrir la suite des péripéties de leur héros préféré.

Cette frénésie de lecture, alimentée par la diffusion télévisée, a engendré une demande inédite pour les mangas en format papier. L’immense succès commercial de Dragon Ball a non seulement popularisé le genre, mais il a aussi encouragé l’émergence de nouvelles maisons d’édition spécialisées, souvent fondées par des passionnés qui avaient eux-mêmes grandi avec ces séries. Leur réussite a convaincu les grandes maisons d’édition traditionnelles de franchir le pas et de se lancer dans la publication de mangas, transformant durablement le paysage éditorial français.

Cette révolution culturelle a permis au manga de devenir un pilier de la culture populaire en France, contribuant à diversifier les références et les imaginaires, et ouvrant la voie à une génération d’auteurs et de lecteurs sensibilisés à un éventail plus large de récits et de styles. L’héritage de Dragon Ball va au-delà de l’amusement : il incarne le point de départ d’une véritable transformation du paysage culturel, où le manga n’est plus perçu comme une curiosité exotique, mais comme un médium incontournable à part entière.

Ma thèse visait également à montrer que la culture du manga n’est pas un phénomène homogène à l’échelle mondiale, mais plutôt un ensemble de réceptions diverses et localisées. Je me suis penchée sur des manifestations spécifiques, comme les ciné-concerts et les novellisations de mangas en France, ainsi que sur des adaptations de séries animées au format BD franco-belge réalisées en Italie et en Espagne. Ces analyses s’intègrent dans une réflexion plus large sur les échanges entre différents domaines artistiques et sur les transferts culturels d’une région géographique à une autre.

En collaboration avec Hélène Raux et Édith Taddei, j’ai également étudié la patrimonialisation progressive de la bande dessinée et des œuvres combinant texte et image. Cette recherche visait à comprendre en quoi la bande dessinée japonaise se distingue d’autres « mauvais genres » et comment elle peut faire l’objet d’une analyse littéraire, notamment à travers le rôle de l’empathie envers les protagonistes et les enjeux de traduction.

Comment comprenez-vous le succès fulgurant des mangas auprès des jeunes lecteurs ? 

B. S. - Les auteurs et maisons d’édition ont progressivement délaissé le jeune public pour se tourner vers des lecteurs adultes, cherchant à obtenir une reconnaissance symbolique et à élever la bande dessinée au rang de 9e art. Ils ont débuté un processus d’« artification » qui passe par l’abandon d’une partie du lectorat d’enfants. Dans les années 1980, les magazines de bande dessinée destinés à la jeunesse ont commencé à disparaître les uns après les autres : Le Journal de Tintin en 1988, Pilote en 1989, Pif Gadget en 1993. Même les revues destinées à un public plus mâture ont eu du mal à percer et disparaissent à leur tour car la puissance de la presse est renversée au profit de l’audiovisuel. Ainsi le magazine Corto Maltese s’éteint en 1989 et (À suivre) en 1997.

Parallèlement, la représentation de l’enfance en France a évolué, au point que les récits contemporains sont souvent édulcorés et marqués par un excès de ce que l’on pourrait appeler le politiquement correct. Contrairement aux œuvres françaises, souvent soumises à l’autocensure imposée par la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence, le manga japonais jouit d'une plus grande liberté artistique. Cette indépendance permet aux auteurs de traiter des thèmes puissants et d'incorporer des scènes dramatiques, y compris la mort, sans compromis. 

Par exemple, dans les premières pages de Fullmetal Alchemist, deux jeunes frères tentent désespérément de ramener leur mère à la vie grâce à l'alchimie, mais l'opération tourne mal : l'un perd son corps entier tandis que l'autre sacrifie une jambe et un bras. Dans le premier chapitre de One Piece, le pirate Shanks le Roux n'hésite pas à perdre un bras pour sauver le héros d'une mort certaine. Quant à L'Attaque des Titans, la série frappe fort dès le début lorsque le protagoniste, encore enfant, assiste impuissant à la mort atroce de sa mère, dévorée par un titan. Ces moments marquants forgent la détermination des héros, les poussant à se surpasser, à chercher vengeance, ou à protéger ce qui reste de leurs proches brisés.

De plus, avec la libéralisation des chaînes télévisées dans les années 1980, la culture enfantine s’est majoritairement tournée vers l’audiovisuel. C’est dans ce contexte particulier que le manga doit être compris : il reste l’un des rares livres à établir un lien direct avec ce que les enfants voient à la télévision, sans être dénaturé pour plaire à tout prix. Par exemple, les séries destinées aux garçons (shônen manga) offrent ce que leur public recherche : de l’aventure et des combats palpitants. Il existe bien sûr des séries qui explorent la romance masculine, l’humour et d’autres genres variés, mais les éditeurs privilégient avant tout la satisfaction des lecteurs, plutôt que les attentes des parents et des enseignants. Certains pourraient critiquer le fait que les auteurs cherchent avant tout à plaire à leur public, mais n’est-ce pas là un fondement même de la rhétorique classique : placere, docere, movere ?

Que répondez-vous alors aux prescripteurs qui disent que les mangas, « ce n’est pas de la littérature » ou que leur lecture « n’apporte rien » ?

B. S. - Les prescripteurs ne se trompent pas en affirmant que le manga n’est pas de la littérature au sens traditionnel. En effet, il échappe aux cadres rigides qu'ils ont établis. Mais n'oublions pas que Madame Bovary et Les Fleurs du mal étaient elles aussi considérées comme hors normes par les censeurs de leur temps, incapables de les contenir dans leurs catégories étroites.

Quant à ce que le manga peut apporter en comparaison à la « littérature » traditionnelle, il est difficile de donner une réponse définitive. Cependant, il me semble qu’il réussit à offrir un plaisir de lecture à une époque où la lecture est en déclin pour beaucoup. Et rien que cela, c’est déjà considérable.

Il revient à l’enseignant de nourrir ce plaisir de lire et de guider les élèves vers la découverte d’autres textes, explorant divers thèmes et registres. Il s'agit de reconnaître les pratiques de loisirs actuelles des jeunes et de s’en servir comme tremplin pour les amener progressivement vers des lectures plus approfondies et savantes.

Le manga est de plus en plus souvent mobilisé dans des séquences pédagogiques et même les manuels scolaires, ce qui témoigne de son intégration progressive au sein de l’école. Que pensez-vous de la manière dont se déroule cette ouverture ? 

B. S. - L'intégration progressive du manga dans les séquences pédagogiques et les manuels scolaires est une évolution positive qui reflète une reconnaissance accrue de la diversité des supports de lecture. Cette ouverture permet de rapprocher l'école des centres d'intérêt des élèves, rendant ainsi l'apprentissage plus attrayant et pertinent. Le manga, avec ses récits captivants et ses thématiques variées, peut constituer un excellent outil pour stimuler l'intérêt et l'engagement des élèves, notamment ceux qui se détournent des supports traditionnels.

Cependant, plusieurs chercheurs, à l’instar de Nicolas Rouvière et Hélène Raux, ont souligné dans de nombreux articles et ouvrages que l’intégration du manga et de la bande dessinée dans le cadre scolaire n’est pas toujours réalisée de manière réfléchie. Souvent, la bande dessinée est simplement utilisée comme un support iconographique, sans exploitation approfondie de son potentiel pédagogique. Cela réduit sa portée et limite l'engagement des élèves à une simple observation visuelle, au lieu de leur permettre d'en tirer des enseignements plus riches.

Il est crucial de comprendre que l’introduction du manga dans les séquences pédagogiques ne doit pas être une simple démarche visant à « moderniser » l’enseignement ou à rendre le contenu plus attrayant. L'objectif devrait être de s'appuyer sur ce support pour encourager un développement des compétences d'analyse, de compréhension et d'interprétation, des qualités essentielles pour la formation de lecteurs critiques et avertis. Le manga, par sa diversité narrative et thématique, offre une opportunité unique d’explorer des valeurs culturelles variées, de raconter des récits universels et de susciter des discussions profondes sur des sujets complexes tels que la justice, le sacrifice ou la résilience.

Auriez-vous des conseils à donner aux enseignant.e.s qui veulent travailler avec les mangas en classe ? Quels titres privilégierez-vous ? 

B. S. -  Il semble que de nombreux enseignants aient tendance à imposer des lectures personnelles, comme celles de Taniguchi, ou des œuvres patrimoniales telles que celles de Tezuka, à des élèves qui, de leur côté, s’orientent plutôt vers des œuvres adaptées à leurs goûts. Pour tirer pleinement parti de l’intérêt des élèves, il serait bénéfique de les inviter à présenter leurs œuvres favorites et à en expliquer la richesse et l’intérêt. Cette approche encourage les élèves à prendre du recul par rapport à leurs lectures et à développer des capacités d’analyse et de persuasion pour convaincre leurs pairs de la valeur de leurs choix. 

L’objectif n’est pas que l’enseignant devienne lui-même un adepte des œuvres présentées, mais de démontrer qu’il est possible d’aborder une œuvre sous différents angles : d’abord avec la passion d’une lecture immersive, puis avec le regard plus distancié et analytique nécessaire à la compréhension approfondie. Cela aide les élèves à adopter une démarche plus rationnelle et rigoureuse, à confronter leurs idées et à enrichir leur compréhension des récits qu’ils aiment déjà. Cette double lecture, à la fois personnelle et critique, cultive leur esprit d’analyse tout en respectant leur goût et leur enthousiasme pour des œuvres contemporaines.

En somme, l’ouverture de l’école au manga et à la bande dessinée peut être une initiative des plus enrichissantes, à condition qu’elle soit mise en place avec réflexion et structure. Utilisés comme leviers pédagogiques, ces supports permettent de développer non seulement des compétences en lecture et en analyse, mais aussi une curiosité intellectuelle qui dépasse la simple consommation culturelle. Manga et bande dessinée se révèlent alors comme des médiums éducatifs capables de stimuler la créativité, d’inspirer et de cultiver un véritable intérêt pour l’exploration littéraire.

 

Maîtresse de conférence à l’université de Lille, Bounthavy Suvilay mène des recherches sur l’évolution des pratiques de création contemporaine, en particulier la sérialité et l’adaptation, l’impact de la culture médiatique et des technologies. Elle interroge la matérialité de la culture, en étudiant l’évolution du rapport entre texte et image afin de comprendre les modalités de diffusion des imaginaires. Ses travaux visent à mettre en lumière les spécificités historiques et territoriales des phénomènes de mondialisation, en soulignant les divergences entre les pratiques de production et de réception dans divers contextes culturels.

•          La Culture manga, Origines et influences de la bande dessinée japonaise, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 64 p.

•          Avec Hélène Raux, « Les mangas, mauvais genre d’un nouveau genre ? », in Nicolas Rouvière (dir.), Enseigner la littérature en questionnant les valeurs, Berlin, Peter Lang, 2018, p. 145-158.

•          Avec Édith Taddei, « Les mangas : Faire entrer les lectures privées à l’école et les constituer en objets littéraires », Le Français Aujourd'hui, n°207, p.81-91.

•          « Le « Cool Japan » made in France », Ebisu, Études japonaises, n°56, 2019, p. 71-100, https://journals.openedition.org/ebisu/3666

 

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