L’éducation vivante, lettre ouverte aux instituteurs et institutrices de France
Émile Deschanel (1819 - 1904)
Professeur de littérature grecque
Dans cette lettre de 1899, Émile Deschanel (19 novembre 1819 - 26 janvier 1904), professeur de littérature grecque à l’École normale supérieure et sénateur, s’adresse aux institutrices et aux instituteurs au sujet de l’éducation, c’est-à-dire le développement du sens moral et de la curiosité des enfants. Émile Deschanel plaide pour une « éducation vivante » et juge qu’on en fait trop avec l’instruction et que l’école primaire ne doit pas faire des singes savants, mais de petits êtres libres.
Messieurs les instituteurs, Mesdames les institutrices,
Il n’y a point de fonction plus belle que la vôtre ; il n’y en a point aussi de plus difficile, tant elle demande de qualités diverses : un caractère élevé, un esprit juste, un sens moral délicat, et, comme l’a si bien dit à cette place même un homme éminent, « une vigilance de tous les instants à pénétrer les jeunes cœurs. »[1]
Si l’on a fait de grands progrès pour l’instruction, en est-il de même pour l’éducation ? Je crains que le nombre croissant des élèves n’ait rendu celle-ci plus difficile. Comment distinguer aussi clairement les caractères d’une centaine d’élèves que ceux d’une vingtaine ? Aussi n’avez-vous que plus de mérite lorsque vous y réussissez. Vous savez l’art d’entremêler à une instruction solide et claire l’éducation continuelle du sens moral (sans lequel l’instruction serait funeste) ; je dis l’éducation non seulement par les livres, mais l’éducation vivante, tirée de vous-mêmes à propos de tout. Cela entrera mieux dans l’âme des enfants.
Les traités de morale ont assurément leur utilité, et on en a fait d’excellents, bien appropriés aux jeunes esprits ; mais les maîtres et les maîtresses savent comme moi à quel point cette utilité est complétée par les commentaires familiers qu’ils y ajoutent à l’improviste, en les tirant de leur propre fonds, à l’occasion de toutes les circonstances qui peuvent se présenter sur le moment. La morale qui ne s’annonce pas, et qui se mêle à toutes choses, entre plus aisément dans les esprits simples, et s’anime d’une vie nouvelle. Il est bon que les jeunes élèves fassent de la morale sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. Ce grave nom de morale les effraye, tandis qu’elle peut leur plaire fort, quand on ne leur dit pas que c’est de la morale.
Ne leur parler qu’un langage simple ; ne pas employer de grands mots abstraits, qui étonnent les jeunes intelligences ; se servir de la langue usuelle, dont se sont contentés nos meilleurs écrivains. Vous êtes sans doute d’accord avec moi que les expressions recherchées sont la marque des esprits vides. De nos jours on a cessé d’aimer la simplicité : on la dédaigne ; peu s’en faut qu’on ne la ridiculise. On cherche la nouveauté non dans les idées, mais dans les mots. Une foule d’esprits faux se laissent mener par eux, souvent sans savoir ce qu’il y a dessous.
N’employons point de mots abstraits, exotiques. Une érudition qui s’affiche n’est pas ce qui convient ici. Que gagne-t-on à dire la « mentalité » pour signifier « l’état d’esprit » ? À quoi bon dire « un paradigme », au lieu de dire tout simplement comme nos excellents maîtres d’autrefois, « un exemple » ?
Ô ma chère petite grammaire de Lhomond, que tu étais claire et aimable, et bien faite pour les jeunes esprits ! Tu as disparu sous le flot des invasions tudesques !
Je voudrais qu’on ne parlât aux élèves que la vraie langue française, claire et naïve. Elle a suffi aux plus grands écrivains, elle doit nous suffire. Fuyons tous les jargons.
La langue germanique est bonne pour les Germains ; la langue grecque, pour les Grecs ; laissons les langages étrangers, quand nous parlons aux jeunes Français des écoles primaires. Plus tard, ils pourront les apprendre ; pour le moment, dans le premier degré de l’enseignement, ne mêlons par les idiomes, en ne les prenant que par l’écorce.
Chaque peuple a son tour d’esprit, et ne comprend d’abord que difficilement celui des autres. Les races du midi entendent mal celles du nord, et réciproquement. Essayez d’imaginer ce que les oiseaux peuvent se figurer au sujet des poissons ; ou bien les poissons au sujet des oiseaux ; à peu près de même les races latines, dont nous sommes, au sujet des races germaniques et anglo-saxonnes, ou vice versa.
L’Antiquité est bonne, à la condition d’en user à propos. Suivant certains modernes, qui d’ailleurs ne parlent pas mieux français que latin, « elle n’a été faite que pour être le pain des professeurs ». Mais peut-être ces modernes-là n’ont-ils jamais senti à quel point l’Antiquité a été moderne en son temps, et l’est même encore aujourd’hui, surtout si on la compare avec eux.
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On ne doit pas imposer aux élèves des livres trop nombreux, ni surtout trop savants. Peu de livres ; mais bien faits, et bien choisis. N’en pas changer à chaque instant, selon la mode actuelle. Il faut que les jeunes esprits aient le temps de connaître leur livre, de le relire, de faire amitié avec lui. Quand on le leur ôte sans raison, cela les déroute et les attriste.
Servons-leur la science tout épluchée, débarrassée de sa coque verte épineuse.
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On attache à présent du prix à des choses qui autrefois eussent paru des manques de jugement. À la place de la raison, c’est l’imagination qui règne. Elle, que Malebranche appelait « la folle du logis », en est devenue la maîtresse, et dit à la raison : « C’est à vous d’en sortir. » Les sens lui fournissent presque tout, l’esprit peu de chose.
« Que fais-tu donc ici, Imagination ? Va-t-en, au nom des dieux ! Je ne me fâche pas contre toi ; seulement, va-t-en. » Ainsi parle le sage Marc-Aurèle.
Dans l'enseignement primaire, gardons-nous d’employer des mots scientifiques. La vieille érudition française, qui en valait bien une autre, loin de se hérisser de formes hybrides, ne négligeait point l’art de se rendre accessible à tous. Étaler pédantesquement des mots qui supposent déjà, la science chez ceux auxquels on doit seulement en donner adroitement les résultats essentiels, c’est faire voir l’envie d’étonner les enfants plus que celle de leur être utile. Il faut proportionner la nourriture à chaque âge.
Au premier âge les leçons de choses sont plus utiles que les leçons de mots. À l’âge suivant, les voyages, en vertu du même principe. Un voyage bien entendu vaut une bibliothèque entière. C’est là que les hommes s’éprouvent ; il n’y a point de meilleure pierre de touche pour découvrir les vocations. Et la découverte des vocations est une de vos tâches principales.
En effet, les hommes, comme les chiffres, ont une valeur propre et une valeur de position, selon qu’ils sont à droite ou à gauche, dans telle colonne ou dans telle autre. Tel qui, placé ici, vaut 1, s’il est placé ailleurs, vaut 10, vaut 100, vaut 1000. L’occasion le révèle aux autres et à lui-même. Or les voyages multiplient les occasions, les expériences, de l’esprit et de la volonté. Et la volonté exercée est le grand ressort qui meut tout le reste. Les vocations bien étudiées font qu’il n’y a point de forces perdues. Il ne faut point, dit un bon moraliste, vouloir scier avec un rabot, ni raboter avec une scie.
Pénétrés de ces vérités d’expérience, vous enseignez à vos élèves bien moins des formules que vous ne leur apprenez à voir les choses mêmes qu’ils ont sous les yeux et autour d’eux, et les rapports qui les relient entre elles. Par là vous éveillez en eux les germes.
La grammaire, le calcul, l’histoire, la géographie, la musique, le dessin, l’histoire naturelle, les éléments de la chimie et de la physique, sont simplement des manières diverses de développer dans vos auditeurs et vos auditrices l’esprit, le jugement, le caractère, l’énergie individuelle.
Qu’il vous est doux de voir éclore sous vos yeux les pensées et les vertus que vous cultivez !
Ce que nous devons principalement développer par tous les moyens, c’est l’énergie, celle de la volonté et celle des muscles. Aussi la gymnastique et tous les exercices du corps (sans qu’il soit nécessaire de travestir de noms anglais nos anciens jeux français), doivent-ils avoir leur place à côté des autres enseignements.
Ne laisser échapper aucune occasion de provoquer leur initiative, ou d’éprouver leur jugement.
M. E. Duclaux (ici même, le 12 mars 1898) se moquant avec raison de certains juges inhabiles, qui s’attachent à des minuties au lieu de tâter avec art la valeur des jeunes intelligences : « Parbleu ! disait-il, il est bien plus court et plus facile de juger d’un élève sur son orthographe que de chercher, dans une conversation avec lui, ce que son esprit a d’ouverture et de portée. »
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Instruit veut dire « armé ». Il faut, en effet, que nous armions nos enfants pour les luttes de la vie ; que nous les munissions des engins nécessaires pour tenir utilement leur place dans la société, pour profiter de l’immense héritage de connaissances qu’elle leur a légué, et pour l’accroître. Et nous devons, en même temps que leur esprit, armer leur volonté pour tous les devoirs.
Il peut être utile quelquefois de nous rappeler la maxime de Guillaume d’Orange : « Pas n’est besoin d’espérer pour entreprendre ; ni de réussir, pour persévérer. »
La volonté, c’est ce qui manque le plus de nos jours. Le dérèglement de l'imagination a fait d’un grand nombre de gens des malades, des infirmes, des neurasthéniques.
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[…]
La moralité de nos actions a pour marque leur degré d’utilité sociale. La doctrine du salut égoïste est hideuse.
Imprimons dans notre mémoire ces autres paroles de Marc-Aurèle : « Ce qui n’est pas utile à la ruche n’est pas utile à l’abeille... J’ai fait quelque chose d’utile à la société ; j’ai donc fait ce qui m’est utile... C’est te faire du bien à toi-même que d’en faire aux autres. »
Autrement dit dans la langue d’à présent, c’est l’altruisme qui est l’égoïsme le mieux entendu. Ces deux termes, l’égoïsme et l’altruisme, ne sont pas antagonistes l’un à l’autre, mais plutôt complémentaires l’un de l’autre. L’homme n’est pas seulement un être personnel, il est un être social. Et, plus il est un être social, plus il devient une personne, « quelqu’un ».
Comme l’a dit mon ami Dollfus : « Il faut diminuer la foule en élevant le plus d’âmes possible au rang d’individus. »
Cultivons et développons surtout la sincérité, la franchise, la haine de l’hypocrisie, de ce vice qui, depuis trois quarts de siècle, tend à corrompre le caractère français et s’infiltre comme un virus par le fait de certains éducateurs recevant leurs inspirations de l’étranger.
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Tout en enseignant aux enfants la bienveillance, il ne faut pas laisser de leur apprendre à se défendre contre la méchanceté. II y a des enfants chez qui elle semble innée. Il ne faut point que les enfants doux et bons aient à souffrir de ceux qui ne le sont pas.
Les enfants sont déjà de petits hommes. La difficulté est de les préparer à « la lutte pour l’existence » en même temps qu’à la fraternité, car ces deux choses semblent s’exclure l’une l’autre. On est forcé de reconnaître que la méchanceté gratuite, sans aucun mobile d’intérêt, existe, dans un grand nombre d’êtres dès l’enfance. Il s’agit de prémunir et de défendre contre ceux-là les êtres simples et bons. Si quelque méchant les tourmente, il importe de lui faire honte et de consoler ses victimes.
Il y a des souffrances prématurées qui froissent tellement le cœur d’un enfant que l’homme en gardera toujours la meurtrissure. Rappelez-vous l’étonnement douloureux de l’enfant, la première fois qu’il éprouve de la part de ses camarades la méchanceté humaine non provoquée. La méchanceté par riposte ou par intérêt peut se concevoir ; ce qui étonne et bouleverse une âme ingénue, c’est la méchanceté gratuite ; elle est cependant très commune. Il y faut avoir l’œil, pour la réprimer sévèrement, et protéger la faiblesse naïve contre les méchantes agressions. La bonté est ce qu’il y a de plus difficile à enseigner. Pour les âmes délicates, le contact des natures grossières est douloureux ; mais il est nécessaire que tout le monde fasse de bonne heure l’apprentissage de la société humaine en ses rudesses, puisque la vie est un combat.
En même temps donc qu’on leur enseigne le devoir de la bienveillance à l’égard de leurs camarades, il faut aussi pourtant les préparer au dur contact des égoïsmes et des malices, leur faire commencer sans en avoir l'air ce pénible apprentissage de la société, et leur montrer à ne pas se laisser molester, à avoir aussi bec et ongles lorsque cela devient nécessaire. Il faut n’être ni loup ni mouton, mais homme.
Un moraliste de notre temps a écrit cette noble pensée : « L’homme n’est pas né pour être heureux, il est né pour être homme à ses risques et périls. »
[…]
L’importance de la mission que vous remplissez avec tant de zèle mériterait une rémunération plus large. Mais le budget des guerres futures (ou de la paix armée) absorbe ce qui, dans une société plus rationnelle, reviendrait de droit à vous tous, artisans de fraternité. Si vous, Messieurs, employez tous vos soins à former des hommes sains d’esprit et de corps, des citoyens utiles chérissant leur pays, et si vous, Mesdames, leur préparez de dignes compagnes, ce devrait être pour des destinées meilleures et non pour la continuation de la sauvagerie antique. Et alors tout ce que ne dévorerait plus le budget des massacres pourrait être consacré à relever votre situation matérielle à la hauteur de votre situation morale, apôtres de la civilisation ! Si glorieuse que soit la pauvreté dont se contente votre dévouement, l’état l’allégerait et ce serait justice. En attendant, « l’humble vie des instituteurs et des institutrices offre le plus étrange contraste avec la grandeur de la mission qu’on leur confie ; mais ils acceptent l’une s’ils aiment l’autre, s’ils l’aiment avec passion ; car alors ils se dévouent, et le dévouement trouve des forces précisément dans l’étendue des sacrifices qu’il s’impose ».[2]
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« Rien n’est grand comme l’éducation, disait Dupont-White dans Le Progrès politique en France, celle du peuple surtout : car l’éducation c’est l’avenir ; quant au peuple, c’est la classe fondamentale où s’élaborent, où se recrutent les classes supérieures, d’autant plus abondantes que la richesse naturelle du fonds a été plus façonnée et plus fécondée. Cela est vrai en tout pays, mais surtout en France, un pays d’esprit, une race où circule du haut en bas la sève généreuse qui fleurit et fructifie ; une société qui, avec les classes et les conditions les plus diverses, n’eut jamais qu’une âme pour reconnaître et saluer ce qui est grand. Le fait est que nulle idée n’est trop grande pour ce peuple : celle même qui naît au-dessus de lui dans le loisir et la culture des plus hautes intelligences, il la saisit, l’acclame, et lui prête sa force au besoin. Notons ce trait glorieux de l’esprit français, la propriété qu’il a de comprendre, de reconnaître et, par conséquent, d’exiger au-dessus de lui la grandeur, celle des personnes ou celle des idées, et de ne pas se laisser gouverner à moins. »
La jeunesse est parfois dédaigneuse et tranchante, parce que, n’ayant encore rien tenté, elle croit tout possible et facile. Il faut l’amener peu à peu à connaître les difficultés afin de devenir modeste. Et cependant il faut, en même temps, lui rendre la route commode, au lieu de la lui hérisser d’obstacles, comme font quelques-uns.
Peu ou point d’appareil pédagogique : c’est, à mon sens, une condition de la bonne pédagogie. Des leçons de choses le plus possible ; imprévues et tirées de telle ou telle circonstance qui se présente par hasard : cela exerce leur jugement et le stimule. Nous devons aider au travail naturel de leur esprit, de sorte qu’ils trouvent eux-mêmes ce que nous voulons leur faire concevoir ; ils en seront joyeux et excités.
Il faut les mettre à leur aise et en confiance ; la timidité les crispe et les paralyse. Conduisons-les doucement par de tels chemins que, les choses que nous voulons leur apprendre, ils les reçoivent sans s’en douter, et s’imaginent presque les trouver eux-mêmes.
[…]
Ce qu’il faut éveiller dans nos élèves, premièrement c’est la bonté ; secondement c’est la justice. Tous les outils de l’instruction ne doivent être que des moyens tendant à ce double objet. Les lumières de l’esprit, sans la chaleur de l’âme, seraient plutôt pernicieuses.
Les livres sont le pain sur la planche ; mais nous devons couper ce pain aux enfants par petites bouchées.
Pourquoi ne continuerions-nous pas à parler avec nos enfants le doux et clair langage de nos pères ? Écartons de ces jeunes intelligences le jargon germanique. Qu’il puisse avoir parfois son utilité abréviative, comme une sorte d’algèbre, dans l’enseignement supérieur ; qu’on puisse en laisser pénétrer aussi quelques traces dans l’enseignement secondaire; cette tolérance doit s’arrêter là ; elle ne doit pas pénétrer dans l’enseignement primaire.
D’autant moins que ces manies-là en amènent d’autres ; par une pente insensible, elles entraînent les maîtres et les maîtresses à faire étalage de science hors de propos, à enseigner ce qu’ils ne doivent pas, en négligeant ce qu’ils doivent à fatiguer le cerveau des enfants par un surmenage contre lequel beaucoup de bons esprits essayent en ce moment de réagir. Il faut que les maîtres et les maîtresses suivent le développement des facultés de l’enfant, au lieu de le devancer.
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Rien n’est plus utile en ce sens que d’adresser, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, quelque petite question familière sur le sujet dont on s’occupe dans le moment. Quoiqu’un seul soit interrogé, tous cherchent la réponse, les plus hardis l’essayent ; et vous ne manquez pas de les encourager.
C’est le conseil que donnait Montaigne, et après lui Pierre Charron : « Souvent interroger l’écolier, le faire parler et dire son avis sur tout ce qui se présente... Si, sans le faire parler, on lui parle tout seul, c’est chose presque perdue : il n’y prête que l’oreille ; encore bien froidement ; il ne s’en pique pas comme quand il est de la partie. »
Vos questions, adroitement posées, réveillent et échauffent son esprit ; et l’émulation entre tous les excite. Port-Royal en jugeait et en usait de même.
Provoquez donc vos élèves, tant que vous pourrez, à donner leur avis, ou à demander des éclaircissements ; offrez la parole à qui la veut, et tirez de lui sa pensée ; aidez-le à la découvrir lui-même et à en avoir la joie. Puis mêlez-y, par vos réponses très simplement dites, des germes nouveaux. Ces échanges réitérés qui, outre les pensées, mêlent les sympathies, introduisent dans l’enseignement l’amitié, condition bien nécessaire, et on ne peut plus féconde.
On leur apprend ainsi à penser par eux-mêmes. Cela conduit à un second degré : vouloir par eux-mêmes. Par suite, se sentir responsables, en dépit de toutes les quasi-fatalités héréditaires et ataviques. Autrement vous ne faites que des perroquets, ou des machines, et des proies pour le machinisme intellectuel et social ; des inutilités ou des dangers.
Fuir tout apparat didactique, mêler partout l’éducation à l’instruction ; vivre paternellement et maternellement avec vos élèves ; exercer leur jugement d’abord, puis leur ressort personnel ; ne jamais perdre de vue que toute l’instruction doit tendre à cela.
Ne pas craindre les digressions ; c’est par elles que la vie pénètre dans les matières graves qui peuvent paraître arides. L’aridité est rarement dans les choses qu’on enseigne ; elle y peut venir par la manière dont quelquefois on les enseigne. Mettez-y votre cœur et votre adresse, tout fleurira de vie et de joie.
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Ce qui décide de la carrière d’un homme ou d’une femme, ce n’est pas seulement l’intelligence, c’est surtout le caractère ; autrement dit : les mœurs et la volonté. Vous devez cultiver ces divers éléments dans tous vos élèves et dans chacun, à peu près comme un chef d’orchestre habile suit chaque instrument dans l’ensemble, et les mène tous à la fois.
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Quand on sait nettement ce que l’on veut, et surtout ce que l’on ne veut point, il est plus aisé quelquefois de se laisser rouler aux circonstances et aux vicissitudes du sort que d’user sa force à y résister. Ne pas perdre la tête, même sous la vague, c’est là le point. Elle fait mine de vous engloutir, puis elle vous relève et vous élève. C’est là, un genre de sport comme un autre, et un exercice salutaire.
Enseignez-leur aussi à mettre de l’adresse au service de l’honnêteté. Racontez -leur, si vous voulez, cette ingénieuse invention d’autrefois. Le canal qui menait à Brest était fort long ; il fallait de nombreux relais de chevaux pour haler le bateau qui portait la chaux dans cette ville ; cela augmentait beaucoup les frais ; voici de quoi on s’avisa : on prit huit chevaux, on en mit quatre sur le bateau ; on y attela les quatre autres, ils le halaient pendant un certain nombre d’heures, puis prenaient la place des quatre premiers sur le bateau et se reposaient à leur tour ; et ainsi de suite. Par là ce fut comme s’il y avait eu des relais tout le long du canal, et les frais demeurèrent réduits à huit chevaux.
En mécanique tout ce qui n'est pas moyen est obstacle ; mais, dans la conduite de la vie, l’obstacle même, pour l’homme habile, devient un marche-pied.
Soutenir les pierres en l’air par le poids même qui les attire en bas : tel est le problème que résout l’admirable invention de la voûte. Ainsi les difficultés mêmes qui tendent à nous précipiter, sachons nous en servir pour nous élever.
Dans l’état de nature, la mer séparait les peuples ; dans l’état de civilisation, elle les réunit.
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Être d’accord avec soi-même, c’est un grand point pour le bonheur. Quelle joie et quelle égalité d’âme, quand on se sent d’aplomb dans sa croyance ! Lorsque tout est d’accord en nous, advienne que pourra hors de nous, rien ne saurait nous troubler longtemps. Là où il n’v a rien de notre faute, une douleur imméritée porte avec soi, par cela même, quelque sorte de consolation. Faisons donc en sorte de ne mériter que le moins possible la mauvaise fortune qui peut nous échoir, et alors nous aurons toujours assez de force pour lui résister. Mériter d’être heureux, c’est déjà l’être, et rien ne peut nous ôter ce bonheur.
Communiquez ce don à vos enfants. Donnez-leur une forte base morale, sans le leur dire, sans faire étalage des principes désintéressés que vous leur inculquez profondément par votre exemple.
Continuez de leur apprendre à être toujours, coûte que coûte, du côté de la vérité et de la justice, sans acception de race ni de croyance ; et prévenez-les que, si on les punit pour cela, ce sera la joie de leur conscience à travers les plus dures extrémités.
Émile Deschanel
Émile Deschanel (19 novembre 1819 - 26 janvier 1904) est un professeur de lettres classiques à l’École normale supérieure et un homme politique français, député puis sénateur sous la IIIe République. Opposé à Louis-Napoléon Bonaparte, il est emprisonné puis contraint à l’exil quand celui-ci prend le pouvoir par la force, en 1851. Il est amnistié par le régime en 1859.
Émile Deschanel est le père de Paul Deschanel, président de la République Française en 1920, qui démissionne l’année de sa nomination suite à une chute de train et de fort soupçons de folie.
[1] Léon Bourgeois, homme politique français, figure central du Parti radical
[2]Théodore Jouffrey, philosophe et homme politique