Les petites histoires de l'éducation

Des digressions lors de la leçon

Charles Delon (1839 - 1900)
Pédagogue et intellectuel

Dans cet article de 1885, Charles Delon (28 février 1839 - 7 novembre 1900) discute de la digression en classe, la place qu’on peut lui donner, et donne des conseils pour ne pas s’égarer lorsque la spontanéité et la discussion avec les enfants supplante le plan de la leçon. 

Au cours d’une leçon de choses (pour plus de précisions sur la leçon des choses, voir l’article de la semaine dernière : [lien], ou autre leçon orale analogue, on est parfois amené, par le sujet ou par les circonstances, par le désir manifesté des enfants ou le besoin senti de leur donner un instant de relâche et de rafraîchissement, à intercaler un petit récit ou autre hors-d’œuvre semblable, ou bien encore à s’écarter momentanément de la marche directe de la leçon, de la suite des idées. Ce sont là des ressources dont il faut savoir user, et ne pas abuser.

J’appellerai, faute d’autre mot, épisode toute chose ainsi introduite, insérée dans la leçon, et qui ne fait pas partie essentielle de la leçon elle-même, de l’enchaînement méthodique des idées, quoique s’y rattachant par certain côté. Ce peut être, disais-je, une historiette, une anecdote, une petite fable, une strophe de vers, un couplet de chanson. Cela peut être lu, ou conté, ou récité ; — ou même chanté, pourquoi non ? — cela peut être prévu dans le plan dressé ou, au contraire, improvisé au moment. — Le but de ces sortes d’intermèdes, quand ils sont voulus, est de mettre de la variété, de l’animation, de l’attrait dans la leçon ; souvent aussi de délasser l’attention des enfants auxquels on vient de demander un effort un peu soutenu, ou enfin de faire passer dans ces esprits naïfs tel aperçu, telle relation qui sera ingénieuse, sans toutefois cesser d’être simple. La place de ces petits morceaux détachés est de préférence au commencement de la leçon pour servir d’entrée en matière, ou à la fin, en guise de conclusion. Mais alors c’est autre chose : les conditions, les rôles sont, tout différents, — et cette manière de procéder mérite un examen à part, que nous ferons peut-être quelque jour. — Intercalé au milieu de la leçon, le petit récit, ou autre épisode analogue, a l’inconvénient majeur de couper la suite naturelle des idées, l’enchaînement des observations et des notions, qui est la chose essentielle. Cela détourne les esprits des petits auditeurs, et embrouille leurs souvenirs. En sorte que dès qu’il s’agira de revenir au sujet, après une telle interruption, si courte qu’elle soit, vous vous trouverez dans la nécessité de reprendre un peu en arrière et de repasser sur ce qui avait été dit précédemment, pour renouer le fil brisé des idées, avant d’en dévider davantage. Puis, au point de vue de la forme aussi, la leçon se trouve coupée en deux. Une lecture, surtout, refroidit beaucoup la petite causerie, que tout notre art, tous nos efforts tendent à animer et à échauffer.

Et si le petit intermède a trop de succès… alors, c’est un autre inconvénient. Voilà les enfants lancés dans cette voie ; l’historiette est finie, qu’ils y rêvent encore, et ne veulent plus entendre autre chose. Plus l’accessoire les aura séduits, plus vous trouverez de difficulté à les ramener au principal : je veux dire au sujet de la leçon.

Malgré ces inconvénients reconnus, on peut être conduit, disais-je, par exception, à couper la leçopar un petit récit ou autre épisode semblable : si les enfants sont fatigués, ou bien encore s’ils sont distraits, si on voit que, pour une cause ou une autre, « la chose n’a pas pris », et qu’on espère par ce moyen reconquérir l’auditoire et ramener l’attention. Cela peut très bien réussir. Encore tâcherez-vous, bien entendu, de placer cette sorte d’intermède là où il dérange le moins la marche de la leçon, c’est-à-dire à l’une des divisions naturelles du sujet, où l’esprit se repose, quand on en a fini avec un certain ordre de faits et d’idées, avant de passer à un autre. La chose a plu ; l’historiette a produit son petit effet ; les enfants, si indifférents tout à l’heure, écoutent, ils se donnent, ils sont à vous ; vous voyez tous les petits yeux tournés vers vous, et les petites bouches entr’ouvertes par l’attention ; très bien ; mais rien n’est fait… Le difficile, voyez-vous, c’est de revenir, maintenant, au sujet de la leçon. Tâchez de profiter de la disposition favorable ; ne la laissez pas refroidir. À vous de trouver une transition naturelle entre votre petit hors-d’œuvre et l’ordre d’idées auquel vous voulez ramener vos auditeurs. Surtout pas d’interruption dans la parole, ni de brusque changement de ton qui en avertisse. Évertuez-vous à garder, dans la leçon reprise, quelque chose du ton, du geste, de l’allure mouvementée du récit ; qu’il leur semble que c’est encore « la suite de l’histoire… ».

Presque toujours, ai-je dit, vous aurez à remonter un peu le cours des choses, et à repasser par un résumé rapide sur les notions précédemment démontrées avant d’aller au-delà, pour rattacher la chaîne des idées, et ressouder, pour ainsi dire, la leçon interrompue. Faites-le, autant que possible, sans que cela paraisse.

Une digression, c’est autre chose ; non plus une interruption dans la marche de la leçon, une halte, mais un changement de direction. C’est comme un chemin de traverse que vous prenez, avec ou sans idée de retour à la route. Vous êtes conduits dans une voie qui n’est pas celle que vous vous étiez tracée ; quelque chose vous entraîne dans ce chemin détourné, et vous cédez à l’entraînement sans trop vous demander comment vous reviendrez. Cela peut venir ou de vous-même, ou des choses, ou des enfants. — Il peut arriver qu’au cours de la leçon la plus soigneusement préparée, tout à coup se présente à votre esprit une idée que vous n’aviez pas entrevue ; c’est comme une clarté subite qui jaillit, et vous fait apercevoir les choses sous un jour nouveau ; ou bien vous trouvez une manière plus simple et plus claire de démontrer. En pareil cas, si l’idée qui vous a surgi à l’improviste a réellement de l’intérêt, vous auriez bien tort de l’écarter par un scrupule exagéré d’ordre méthodique. D’autres fois, c’est un simple incident, tout extérieur, qui vous conduit en dehors des données premières : l’objet, par exemple, que vous faites examiner pour constater tel ou tel caractère, se trouve avoir un autre côté, plus saillant, qui vous frappe au moment et frappe aussi les enfants ; ou bien une petite expérience amène un résultat que vous n’aviez pas en vue et que les petits observateurs remarquent : vous ne pouvez pas vous empêcher, pourtant, de donner l’explication de cet effet, sous prétexte qu’il n’était pas dans le programme. Mais le plus ordinairement ce sont les enfants eux-mêmes qui vous détournent de votre voie, et, par leurs réponses ou leurs questions, vous conduisent où vous n’aviez pas l’intention d’aller.

L’imagination enfantine dévie beaucoup ; et si nous la suivions dans tous ses écarts, si, par exemple, dans le dialogue, nous nous laissions traîner à sa remorque au lieu de la diriger, nous perdrions à chaque instant le fil, et nous en serions à divaguer comme elle. À chaque instant nous sommes obligés de la ramener dans la voie. Pourtant il ne faudrait pas mettre en ceci trop de rigidité. Il y aurait inconvénient à réprimer sans cesse la spontanéité de l’enfant, à couper impitoyablement devant lui toute route de traverse où sa pensée tendrait à s’engager. Cela aurait pour effet de décourager l’enfant de penser par lui-même et de poursuivre sa propre pensée ; On en arriverait à lui inspirer une sorte d’indifférence, si vous voulez, de détachement à l’égard de ses idées à lui, qu’on lui demanderait sans cesse d’abandonner pour suivre celles d’autrui. Il serait ainsi ramené vers les habitudes de passivité d’esprit que communiquaient infailliblement les anciennes méthodes d’enseignement, et contre lesquelles nous réagissons de tout notre pouvoir. D’un autre côté, l’effort sans cesse renouvelé pour tenir de court les petits auditeurs et les forcer de marcher pas à pas sur une ligne inflexible, donnerait au parler même, surtout dans le dialogue, une raideur de forme pénible, quelque chose de tendu qui amènerait bientôt la fatigue. Donc il faut savoir un peu fléchir. Quand un enfant, par ses réponses, par ses questions, par son attitude, vous laisse voir que sa pensée prend une certaine direction, surtout s’il semble s’attacher à son idée, si, d’autre part, vous n’êtes pas à ce moment dominé par la nécessité impérieuse de suivre un certain raisonnement, un enchaînement des faits qui ne souffre aucune interruption, — laissez-vous détourner un peu. Entrez un instant dans sa voie. À ce petit esprit qui cherche, qui se hasarde ; aidez-le à trouver sa propre pensée. Vous avez donné satisfaction à sa curiosité ou à sa préoccupation ; cela le calme et le gagne. Il est heureux que vous ayez pris souci de répondre à son idée ; il a senti votre condescendance, et, certainement il vous en sera reconnaissant. Et quand, à votre tour, vous voudrez le ramener dans votre sens, il ne résistera pas. Songez encore qu’il n’est pas possible que deux esprits divers suivent rigoureusement la même ligne sans se faire réciproquement des concessions. Tout dialogue est une suite de digressions et de rentrées, de légères oscillations autour du sujet, d’ondulation si vous voulez ; et c’est à cette condition que la conversation peut avoir quelque grâce. Une leçon n’est pas une simple conversation, je le sais, et pourtant elle doit conserver une certaine élasticité de plan, quelque liberté d’allure, — Du reste, vous ne vous êtes pas beaucoup écarté ; vous retrouverez le sujet par un petit détour.

Mais admettons une chose qui ne sera jamais qu’une rare exception. Votre digression, n’importe par quoi motivée, vous a entraîné au-delà de toutes vos prévisions. Je ne sais comment les idées sont venues à la suite des idées, les incidents se sont enchaînés aux incidents, et finalement vous voilà loin, bien loin de votre sujet. L’aiguille a marché, la fin de la leçon approche, il n’est plus temps d’y revenir ! Trop de choses vous restent à dire ; vous n’arriverez pas à remplir votre programme. Eh bien, prenez-en votre parti. Plutôt que de vous mettre à courir après cette suite du programme que vous ne rattraperiez jamais, étant resté trop en arrière ; achevez tranquillement dans la direction nouvelle que vos idées et celles de vos petits auditeurs ont prise. Continuez par cette route jusqu’au bout, puisqu’il est trop tard pour retourner à l’autre, Vous n ‘aurez pas fait la leçon projetée, vous en aurez fait une autre, — et peut-être meilleure. Vous n’aurez pas dit ce que vous vouliez dire ; vous aurez dit autre chose : des choses bonnes et utiles, sans doute ; ayant leur intérêt probablement, puisque vous vous êtes laissé détourner par elles ; ayant le mérite de l’à-propos, puisqu’elles ont surgi de l’occasion ; attrayantes, paraît-il, pour votre petit auditoire, qui s’est jeté, avant vous ou avec vous, dans ce sentier de traverse. Tout est bien donc ; et sans remords, renvoyez à une prochaine leçon la tâche de combler, la lacune, si vraiment lacune il y a.

Charles Delon (28 février 1839 - 7 novembre 1900) est un pédagogue et intellectuel français, qui développe des méthodes d’enseignement fondées sur le sens d’observation et la curiosité des enfants, dans le but de développer l’ensemble de leurs facultés. Il appliqua sa méthode, dite intuitive, à l’orphelinat du Cempuis, célèbre pour ses méthodes précurseuses en matière d’éducation dans la deuxième moitié du XIXe siècle. 

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