La leçon des choses
Charles Delon (1839 - 1900)
Pédagogue et intellectuel
Dans cet article de 1885, Charles Delon (28 février 1839 - 7 novembre 1900) expose la méthode d’éducation intuitive, fondée sur l’observation en extérieur, la spontanéité et la curiosité des enfants. N’y a-t-il pas de leçon plus marquante que celle donnée par les choses elles-mêmes ?
Non, ce n’est pas du tout ce que vous croyez. Il ne s’agit pas des heures volées à l’école et passées à gaminer sur les chemins en plus ou moins honnête compagnie. D’ailleurs, c’est de nos petits qu’il est question, et ceux-ci ne s’écartent guère… C’est donc autre chose que j’ai voulu dire : l’école au grand air, la leçon par les champs. Mais encore, non, ces mots ne rendent pas bien ma pensée ; on pourrait croire que je veux parler de faire la classe dans la cour de l’école, par un beau temps, ou bien encore la leçon aux enfants assis en rond dans le jardin : pratique excellente, quand elle est possible, mais enfin simple changement de local. Je cherche un mot qui n’existe pas pour exprimer cette éducation toute spontanée et involontaire que l’enfant se fait à lui-même par les yeux, au hasard des choses rencontrées ; observation fugitive, mais impression durable, procédé naturel qui a plus de part qu’on ne saurait croire dans le développement intellectuel du petit être, et qui peut acquérir une portée infiniment plus grande encore par notre intervention sous forme de causerie instructive, de petites leçons brèves, à bâtons rompus, en quelques mots, à propos d’un rien, à propos de tout et parmi tout, parmi les jeux, en récréation, en promenade, en congé, en marchant, en errant, en buissonnant, dans le petit bois, dans l’avenue, le long du sentier, au jardin. Je dirai encore autrement : la leçon de choses à travers choses. Car, au point de vue de la pratique de l’enseignement, on peut distinguer deux sortes de leçons de choses ; la leçon de chose réglementaire et celle que j’appellerai adventice, occasionnelle.
Nous entendons par leçon réglementaire celle qui est prévue par les règlements scolaires et les programmes, qui a son heure fixe et sa durée limitée entre les autres exercices de l’école, dont le sujet a dû être déterminé et la matière préparée à l’avance. C’est la leçon de choses à l’état complet, sous la forme et dans les conditions qui comportent tout le développement dont le procédé en lui-même est susceptible, et la-mise en œuvre de tous ses moyens. De celle-là il n’est pas question en ce moment. Nous entendons par adventice toute leçon faite en dehors de ces prévisions réglementaires, en dehors de l’heure consacrée, toute leçon improvisée, par exemple, en présence d’un objet, d’un phénomène qui s’offre accidentellement à l’observation et pour ne pas laisser échapper l’occasion.
Or, ces occasions se présentent à chaque instant ; l’art est de les saisir. — C’est un insecte que les enfants ont pris sur une feuille et qu’ils viennent vous apporter ; un oiseau qu’ils ont vu ravir, sur la fenêtre, un brin de fil, un duvet pour son nid ; ou bien encore une frêle églantine éclose au coin de la haie, parmi les buissons, et dont vous voulez leur faire admirer la grâce délicate et sentir le parfum : vous dites quelque mot de l’insecte, du nid, de la fleur. Ou bien encore c’est un arc-en-ciel qui apparaît dans les nuages ; ou c’est une source fraîche sous la roche, un caillou poli qui brille dans le lit du ruisseau : moins encore, une feuille, une feuille détachée de l’arbre et qui vient en tourbillonnant se poser sur la nappe tranquille de l’étang ; peut-être des laboureurs occupés dans les champs, et dont les travaux rustiques auront excité la curiosité des enfants. On s’arrête, on veut voir. L’observation appelle l’explication.
Et, si vous-même n’en prenez l’initiative, les interrogations pressantes de vos petits questionneurs, ils le sont, ils doivent l’être, et s’ils ne l’étaient pas, ce serait votre faute, — infailliblement vous y amèneront. « Qu’est-ce que cela ? Pourquoi ceci ? À quoi sert telle chose ? » — Vous ne pouvez pas ne pas répondre ; vous répondez, et c’est une leçon, une vraie, si courte qu’elle soit. Mais elle n’en a pas l’air…, et c’est ce qui en fait le charme. Elle est amenée, non imposée. Elle est en dehors de la classe et du règlement. Une leçon ? Plutôt un spectacle, auquel vous, convient les enfants, sans insistance aucune, sans pression. Voici le fait à observer, « la chose à voir » ; la fleur, ou l’insecte, ou le travail rustique : « Voyez, enfants ; n’est-ce pas joli ? n’est-ce pas curieux ? » Vous vous adressez à deux ou trois seulement ; tout de suite un petit groupe se forme. On s’approche, on se serre. Tous viendront, soyez sûr ; d’autant plus empressés qu’on ne les appelle pas. Tel est l’enfant, et tels sont aussi bien des hommes.
Le caractère spécial de ces leçons saisies pour ainsi dire en l’air est d’être absolument improvisées, lestement tournées, toujours très brèves ; de toutes petites leçons, des diminutifs, des embryons de leçons. Trois minutes, c’est assez ; cinq, ce serait déjà beaucoup ! — Vous ne sauriez prolonger davantage ; car il ne faut pas faire confusion des moments et des choses, transformer une promenade en une classe, un exercice hygiénique en un travail intellectuel. Chaque chose à sa place et à son heure. Mais, dans les limites discrètes que je viens d’indiquer, ces petits incidents, ces rapides explications appelées par l’occasion, sollicitées par la curiosité, accueillies sans effort, ne peuvent qu’apporter un élément de variété, une diversion parmi les jeux mêmes. Pour être vivement enlevées et très sommaires, elles n’en sont pas moins fructueuses, ces leçons buissonnières ; elles profitent, d’abord, de ce que nulle préparation ne saurait donner : l’imprévu, la coïncidence, l’instant heureux, le trait vif qui vous saute aux yeux, et qu’on ne retrouverait pas à volonté. — Puis elles habituent l’enfant à regarder autour de lui, à s’intéresser aux choses ambiantes. Elles lui font sentir que si ce n’est pas toujours le moment d’étudier, de travailler, c’est toujours le moment d’avoir l’œil et l’esprit ouverts, de voir ce qui se montre et de regarder ce qui passe. Or, disions-nous en commençant, cette manière de s’instruire sur mille choses par des observations fugitives et des idées prises au vol est tout à fait dans la nature de l’enfant, ou plutôt c’est sa nature même. Et, si l’on m’en croyait, on multiplierait ces sortes de leçons-là, fallût-il prendre un peu sur le temps des autres.
De ce qu’un enfant est assis sur les bancs de classe, de telle heure à telle heure, il ne s’en suit pas « qu’il soit là, » vous savez. Il est peut-être bien loin ; la fantaisie entraîne on ne sait où cette mobile pensée, que les vagues perceptions d’un milieu trop habituel d’objets trop connus, ne retiennent pas dans la réalité. Mais au jardin, à la promenade, sans doute « il est là » ; les sensations plus vives et plus fraîches le ramènent aux choses présentes. À vous de mettre la main sur ce papillon, quand il va se poser sur tel objet, sur telle idée.
Ceci est à la leçon de choses proprement dite, classique, si vous voulez me permettre d’employer ce mot, ce qu’une esquisse est au dessin fini. Malgré la légèreté du trait et l’impromptu de la forme, puisque c’est, au fond, une leçon, les préceptes généraux de la leçon de choses sont également de mise ici ; il suffit de faire abstraction de ce qui est préparation, développement ; il reste, pour le fond, l’observation sur le vif, le raisonnement immédiatement appelé en face de la chose vue, l’esprit de généralisation, et, pour la forme, le langage simple, clair, familier, le geste et le ton variés. On croirait qu’il est un don, pour certaines personnes, — et j’en ai connu qui l’avaient, — un art inné d’intéresser les enfants par leurs moindres paroles, sans effort ; de jeter leurs petites causeries avec un tel charme de simplicité qu’on se demande où est le charme, et de semer les idées à la volée, comme on sèmerait des fleurs. Mais cela peut aussi, jusqu’à un certain point, s’acquérir. L’habitude donne la facilité. Le soin de préparer les leçons développées et règlementaires est le meilleur exercice pour se façonner à l’art plus délié des petites leçons improvisées, de la causerie à travers choses. Qui travaillera bien les unes arrivera à enlever facilement les autres ; c’est par l’enseignement suivi de la classe qu’on se préparera à faire avec grâce, avec entrain, avec attrait, avec fruit, ce que nous avons appelé l’école buissonnière.
Charles Delon (28 février 1839 - 7 novembre 1900) est un pédagogue et intellectuel français, qui développe des méthodes d’enseignement fondées sur le sens d’observation et la curiosité des enfants, dans le but de développer l’ensemble de leurs facultés. Il appliqua sa méthode, dite intuitive, à l’orphelinat du Cempuis, célèbre pour ses méthodes précurseuses en matière d’éducation dans la deuxième moitié du XIXe siècle.