« Faites-les lire ! » Le cri d’alarme salutaire de Michel Desmurget
Propos recueillis par Sylvie Servoise
Après La Fabrique du crétin digital, le chercheur en neurosciences démontre, études et chiffres à l’appui, que les bienfaits de la lecture sont non seulement réels, mais déterminants pour le développement de l’enfant, sa réussite scolaire et sa vie sociale. Non sans égratigner quelques idées reçues au passage…
Propos recueillis par Sylvie Servoise, professeure de littérature à l’université du Mans
Le sous-titre de votre dernier livre, Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital, inscrit directement ce dernier dans le fil du précédent, La Fabrique du crétin digital, sorti en 2019. Vous précisez d’ailleurs, dans le livre lui-même, le lien qui unit les deux ouvrages, en affirmant la nécessité d’un combat sur deux fronts : « faire reculer l’actuelle orgie d’écrans récréatifs qui fracasse l’intelligence de nos enfants » (c’était l’objectif du livre précédent) ; « réhabiliter la lecture dont les bienfaits éducatifs sont aussi profonds qu’irremplaçables » (c’est l’objet de Faites-les lire !). Aviez-vous d’emblée à l’esprit ce dytique ou bien l’idée vous en est-elle venue après le premier livre ?
Michel Desmurget - J’ai longtemps pensé que le second ouvrage relevait de l’inutile tant les bienfaits de la lecture me semblaient connus et évidents. Pourtant les gens me disaient souvent « on est d’accord sur le constat du crétin digital, mais que peut-on faire ? » Par ailleurs, en discutant avec des parents, mais aussi des enseignants, des auteurs, des libraires, des éditeurs, je me suis aperçu que tous réalisaient plus ou moins intuitivement que lire avait des impacts positifs sur le développement de l’enfant ; tous disaient que lire leur avait apporté « beaucoup » ; mais personne ne semblait avoir une idée précise de l’ampleur et de la nature des bienfaits engrangés. En épluchant la littérature scientifique, j’ai compris que, moi-même, j’étais très loin du compte. Nombre d’activités affectent favorablement le déploiement cérébral dont l’art, le sport ou la musique. Aucune cependant n’a d’impacts aussi décisifs que la lecture. Cette dernière agit massivement sur le développement intellectuel à travers le langage, les connaissances générales, la concentration, la créativité, les capacités de synthèse et d’expression orale. Mais ce n’est pas tout. Des effets solidement documentés sont aussi observés sur les régulations émotionnelles, l’empathie, ou la compréhension des autres et de soi-même. Au bout du compte, tous ces bénéfices influencent très positivement la réussite scolaire et notre vie sociale.
Les éloges de la lecture sont nombreux et, sans forcément remonter aux classiques que sont Montaigne ou Proust, on assiste depuis plusieurs années à un regain d’intérêt pour cette question, notamment sur le plan pédagogique, institutionnel et politique. Qu’est-ce qui distingue votre démarche, et qu’apporte votre formation de chercheur en neurosciences sur ce sujet ?
Michel Desmurget - J’ai voulu aborder les apports de la lecture en laissant de côté les ressentis et opinions personnelles subjectives, pour m’appuyer sur des résultats objectifs, publiés depuis plus de cinquante ans dans les meilleures revues scientifiques. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet, j’étais certain que ce travail avait été fait depuis longtemps. Je me trompais. Il existe nombres d’ouvrages décrivant les beautés de la lecture ou expliquant comment l’enfant apprend à lire, mais je n’en ai trouvé aucun qui expose précisément ce qu’est la lecture et ce qu’elle apporte à la construction cérébrale. J’ai été particulièrement surpris de constater que la plupart des textes amalgamaient lecture et décodage. C’est une erreur fondamentale. Décoder est bien sûr nécessaire, mais ce n’est pas le décodage qui fait le lecteur, c’est la compréhension. Or, de larges études montrent que les livres concentrent un langage plus varié, riche et précis que les corpus oraux (discussion entre adultes, entre adultes et enfant, films, séries, dessins animés, etc.). Cela signifie que la confrontation au monde écrit, et elle seule, permet de développer ce langage sans lequel aucune pensée complexe ne peut être construite.
À l’encontre des discours qui louent la lecture précisément parce qu’elle serait une activité désintéressée, « gratuite », et dénoncent tout ce qui s’apparente à une approche utilitariste de celle-ci, vous défendez l’idée d’une « utile inutilité de la littérature » (expression empruntée au philosophe italien Nuccio Ordine). Qu’entendez-vous exactement par-là ?
Michel Desmurget - Certains s’offusquent du fait que l’on veuille réduire la lecture à ses dimensions « utilitaristes ». On ne devrait pas lire, nous disent tous ces gens, parce que la lecture est utile, mais parce qu’elle est un plaisir. En termes biologiques, cette opposition entre plaisir et utilité n’a aucun sens. Le plaisir est, à travers l’activation du système de récompense, un facteur essentiel de stabilisation des comportements. C’est le plaisir qui construit les lecteurs. Les études montrent que l’enfant a plus de chance de devenir un lecteur pérenne quand ses parents insistent, non sur l’utilité, mais sur le plaisir de lire. Il faut absolument nourrir ce dernier, en accompagnant l’enfant précocement et en lisant avec lui bien au-delà des premières classes de primaire, consacrées principalement à l’apprentissage du décodage. La lecture partagée permet seule de transmettre à l’enfant le langage qui lui permettra de ne pas être en échec quand il commencera à lire seul. En outre, on oublie souvent que la lecture est une activité difficile et laborieuse, au début. La lecture partagée tardive, au-delà du primaire, permet de maintenir le plaisir des livres et des histoires. Mais, ce plaisir est aussi le moyen fondamental par lequel l’enfant va moissonner toutes sortes de bénéfices intellectuels, émotionnels et sociaux. Opposer le plaisir et l’utilité de la lecture n’a vraiment aucun sens.
Vous démontez, preuves et notamment chiffres à l’appui, un certain nombre d’idées reçues : que les enfants d’aujourd’hui, en fait, lisent ; que la baisse de niveau, à l’écrit comme à l’oral, n’est qu’un mythe, et même un refrain que chaque génération entonne pour se faire peur ; que toutes les lectures se valent et que lire un manga, une BD est aussi bénéfique qu’un roman… avez-vous le sentiment de lutter avec ce livre contre certaines contre-vérités ?
Michel Desmurget - Je trouve assez effrayante notre cécité collective. Ce n’est pas comme si nous manquions de données. Résultats scolaires, compétences langagières, lecture, concentration, régulations émotionnelles, empathie, santé mentale, l’effondrement est généralisé et documenté. Je ne demande pas aux gens de me croire sur parole. Toutes les références sont mentionnées dans le livre. Pourtant les mêmes baratins lobbyistes reviennent constamment, cachés derrière les mêmes baudruches creuses : c’est une panique morale, on manque de données, les experts ne sont pas d’accord, on nous a déjà fait le coup avec le rock’n roll (j’attends d’ailleurs toujours qu’on me dise dans quelles études), etc. Tout cela n’est pas nouveau. La martingale a été initiée par les industriels du tabac, puis reprise par les lobbyistes de l’amiante, des pesticides ou du réchauffement climatique. La règle est simple : à défaut de pouvoir attaquer les données, vendons du doute. Ou alors aidons un peu le réel. Il est facile, par exemple, comme le font certaines études, d’augmenter le nombre de lecteurs en incluant dans les contenus concernés les livres de coloriage (un mandala dans l’année, un lecteur), les ouvrages de cuisine (une fiche sur le temps de cuissons de l’œuf mollet, un lecteur), les livres audio (même si l’enfant ne sait pas lire, un lecteur). Tout cela n’est pas sérieux. Mais ce genre de magie n’opère pas éternellement. Il arrive toujours un moment où le réel s’impose. Nous en sommes là. Enseignants, professionnels de santé, parents sont journellement confrontés à des enfants en souffrance scolaire, langagière, attentionnelle, émotionnelle, mentale, etc. Même Gabriel Attal, alors qu’il était ministre de l’éducation a fini par l’admettre : « concernant l’usage des écrans à la maison, nous sommes proches d’une catastrophe sanitaire et éducative chez les enfants et les ados. »
Je reviens plus précisément sur ce que vous nommez « l’effet fiction » : qu’apporte de plus à un enfant ou à un adolescent la lecture d’un roman par rapport à une BD ou même un long récit de non-fiction ?
Michel Desmurget - Les études sont claires. Si on considère le langage, les compétences en lecture et la réussite scolaire, alors l’effet livre est massivement positif, l’effet BD/mangas est nul et l’effet réseaux sociaux/blogs est négatif. Pour ce dernier cas, la tendance découle principalement de la pauvreté des contenus linguistiques rencontrés. Pour les BD/mangas, il s’agit plutôt d’un problème de volume. Les capacités langagières et de lecture augmentent conjointement au nombre de mots rencontrés. On estime, par exemple, qu’un écolier apprend 1000 nouveaux termes pour chaque million de mots lus. Or, là où il faut 10 à 20 livres pour atteindre ce chiffre, il faut des centaines de BD ou mangas. Cela ne veut pas dire que ces supports doivent être bannis et qu’ils ne peuvent pas avoir d’impacts positifs (sur l’imaginaire ou les connaissances générales, par exemple). Cela signifie que la lecture de livres est indispensable à l’amélioration significative du langage, des compétences en lecture et de la réussite scolaire. Il apparait aussi que l’apport des livres de fiction est supérieur à celui des ouvrages de non-fiction. Deux facteurs expliquent ce résultat. D’abord le vocabulaire utilisé est plus général et moins technique dans les textes de fiction. Ensuite, le cerveau traite les histoires différemment. L’engagement motivationnel et le degré de mémorisation sont typiquement plus grands pour ces dernières que pour les autres types de textes.
Vous insistez dans votre livre sur la nécessité d’informer et mobiliser les parents, et rappelez que l’école ne peut pas tout – même si elle fait évidemment beaucoup. Comment, concrètement, accompagner les parents qui cherchent à nourrir l’appétence des enfants pour la lecture ? Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une formation ou une culture adéquates !
Michel Desmurget - Quand on explique aux parents, notamment de milieux défavorisés, pourquoi il faut, dès la naissance, parler à l’enfant, solliciter ses mots, lui lire des histoires, le protéger des écrans, cela a un impact très significatif sur le développement langagier, attentionnel et émotionnel. C’est vrai même pour les parents en grande difficulté avec la lecture. Même si ceux-ci ne font que « lire » les images des albums, l’effet est important. Des bénéfices sont aussi observés lorsque des parents étrangers lisent dans leur langue d’origine. Cela dit, il est évident que les enfants de milieux privilégiés jouissent d’un avantage sérieux. Et, malheureusement, cette différence, le système scolaire ne parvient pas à la combler. Pour une part, il accorde trop peu de temps à la lecture partagée en raison de programmes surchargés et il fonctionne avec des groupes trop nombreux pour que l’approche soit optimale (l’effet est maximal en petits groupes, voire en face à face). En outre, quand ils arrivent à la maternelle, les enfants présentent d’importantes disparités linguistiques. Ces écarts ne font que s’accentuer avec le temps parce que plus un enfant connaît de mots, plus il lui est facile d’en apprendre de nouveaux, soit en reliant ce qu’il ignore à ce qu’il sait déjà (ex : « chevreau » à « chèvre »), soit en parvenant à deviner les mots inconnus à partir du contexte. Par exemple, on ne peut rien faire avec « j’ai acheté un pirui à la pmide », mais on peut facilement inférer « boulangerie » à partir de « j’ai acheté un pain à la pmide ». S’attaquer réellement à ces inégalités nécessiterait une mobilisation précoce et massive en faveur des enfants les moins favorisés. Il faudrait recruter des intervenants et mettre en place des programmes de lecture partagée et de développement du langage dans les écoles, les crèches, les centres de loisirs, les bibliothèques, voire même les librairies. Les économies ultérieurement réalisées en termes de remédiation, d’orthophonie et de réduction de l’échec scolaire, compenseraient largement ces investissements.
En épigraphe du livre, on trouve une citation de Claude Ponti. Pourriez-vous, pour finir, nous donner quelques titres d’œuvres de jeunesse qui vous paraissent particulièrement « nourrissantes », pour reprendre un terme que l’on retrouve souvent dans votre livre ?
Michel Desmurget - De toutes vos questions voilà bien la plus difficile. Je crois que c’est la diversité de ces œuvres qui fait toute leur richesse et c’est la compétence irremplaçable des libraires et bibliothécaires que de savoir guider les enfants au cœur de ce merveilleux dédale. Sur la base de mon expérience personnelle, partagée avec mes filles, si je devais retenir, au-delà de quelques titres spécifiques, quelques auteurs magiques, je citerais Roald Dahl (Les Minuscules, Matilda, etc.), Michael Morpugo (Le Lion blanc, Le Royaume de Kensuké, etc.), Dominique Demers (La Merveilleuse bibliothécaire, Les Aventures de Melle Charlotte, etc.), Susie Morgenstern (La Sixième, Susie, etc.), Claude Ponti (Blaise et le château d’Anne Hiversère, Mille secrets de poussins, etc.) et J.K. Rowling (Harry Potter, tous les tomes). Pour les livres, tous âges confondus, je garde un souvenir ému de quelques titres exceptionnels : Le Petit Prince (Saint-Exupéry), L’homme qui plantait des arbres (Jean Giono), Histoires comme ça (Rudyard Kipling), Le Voyage d’Orégon (Louis Joos et Rascal), Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler (Luis Sepulveda), 35 kilos d’espoir (Anna Gavalda), Claudine de Lyon (Marie-Christine Hergelson), Chien bleu (Nadja), Devine combien je t’aime (Sam McBratney) ou encore Le Miraculeux Voyage d’Edouard Tulane (Kate DiCamillo). Mais ce n’est là qu’une liste subjective, infiniment partiale et partielle…
Michel Desmurget est directeur de recherches à l’INSERM. Il dirige l'équipe « Contrôle neuronal et cognitif de l'action » au sein de l’Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod (CNRS, Lyon). Celle-ci travaille principalement sur des problématiques d’organisation et de plasticité cérébrale. C’est dans ce cadre que Michel Desmurget s’est intéressé à l’influence des écrans et de la lecture sur le développement.
Michel Desmurget, Mad in U.S.A. : Les Ravages du modèle américain, Paris, Max Milo Éditions, 2008
Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital, Les dangers des écrans pour nos enfants, Seuil, 2019
Michel Desmurget, Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital, Seuil, 2023