CONTRE L’ALCOOLISME
Ulysse Auvert (1838 - ?)
Inspecteur de l'enseignement primaire
Dans cet article de 1895, l’inspecteur primaire Ulysse Auvert dénonce l’insuffisance des politiques de lutte contre l’alcoolisme, fléau au tournant du siècle. À partir d’une critique de l’organisation d’un enseignement spécial destiné à combattre l’alcoolisme au sein de l’école primaire, il réfléchit aux conditions sociales qui ont conduit à l’alcoolisme de masse qui frappe la société française.
Il y a toujours une tendance marquée à trop demander à l’école primaire. C’est ainsi que, récemment encore, on a pensé à organiser dans nos classes un enseignement spécial destiné à combattre l’alcoolisme. Sans doute, il est bon de commencer dès l’école à prémunir nos garçons contre la disposition fâcheuse d’un trop grand nombre d’adultes à abuser des boissons alcooliques, mais il ne faut pourtant pas se faire d’illusion sur la portée de ce moyen préventif. On se trompe ici d’adresse, et les objurgations faites à un enfant de 12 à 13 ans de ne pas s’adonner plus tard à l’ivrognerie ne peuvent, malheureusement, avoir beaucoup plus de portée que celles qui consisteraient à vouloir lui inspirer le dégoût du dévergondage.
L’instituteur ne fera guère plus après la circulaire ministérielle qu’il ne faisait avant : il continuera à exposer à ses élèves, à l’occasion de l’histoire naturelle et de l’hygiène, les effets de l’usage abusif des boissons alcooliques sur les organes, sur l’intelligence et la volonté ; il ajoutera à ces indications les conseils relatifs à la tempérance et au respect de soi-même. Mais ce n’est pas cela qui diminuera sensiblement le nombre futur des ivrognes.
La cause de l’extension du mal n’est pas seulement l’ignorance des propriétés néfastes de l’alcool. La modification continue du régime industriel, la création des grandes usines, des grands ateliers ont changé la manière de vivre de l’ouvrier, ont désorganisé la famille et, par suite, ébranlé la moralité générale ; elles ont établi une promiscuité plus grande des jeunes gens dont le caractère n’est pas encore suffisamment formé avec les adultes déjà déprimés moralement.
Les excitations, les mauvais exemples de ceux-ci et, chez ceux-là, un faux respect humain, la disposition à faire comme les autres, ont bientôt raison des instructions et des conseils de l’instituteur. On est d’abord entraîné au cabaret, puis le goût des liqueurs vient peu à peu et, par une loi fatale, le penchant à boire va toujours en s’accentuant, jusqu’à devenir un besoin impérieux devant lequel s’efface toute considération, toute volonté.
Dans l’appréciation des causes du mal, il faut aussi tenir compte des conditions misérables de la plupart des logements d’ouvriers qui ne permettent pas aux jeunes gens de s’occuper à la maison pendant leurs heures de loisirs et les portent, s’ils n’ont pas le goût de l’étude, à chercher des distractions aux pires endroits. Il faut enfin s’en prendre à la multiplicité croissante des débits de boisson. N’est-il pas attristant d’apprendre qu’il y en a 315 000 en France, 1 pour 120 habitants ! Il se produit certainement à cet égard ce qu’on remarque en d’autres cas : la facilité offerte à la satisfaction d’un penchant en favorise le développement !
Comment donc enrayer la marche du fléau ? L’enfant quitte trop tôt l’école pour que l’éducation qu’il y a reçue l’ait armé suffisamment contre les mauvaises inspirations : il faudrait donc s’efforcer de l’y retenir plus longtemps ; il faudrait, lorsqu’il l’a quittée, obtenir qu’il y revînt volontiers et fréquemment, non seulement pour y compléter son modeste savoir, mais surtout pour qu’on pût affermir son jugement et son caractère, lui donner le goût des distractions élevées et le détourner ainsi, des distractions vulgaires et avilissantes.
À cet égard, la transformation des cours d’adultes, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, peut être très efficace ; la continuation des rapports de l’élève avec son instituteur sera plus efficace encore.
C’est donc sur l’instituteur plus que sur l’école même qu’il faut compter : c’est à son dévouement qu’on doit encore faire appel pour qu’il continue, par tous les moyens dont il peut disposer, son action d’éducateur à l’égard de ses anciens élèves.
Mais cela ne suffit pas ; car, malgré tout ce qu’on pourra faire, un bien grand nombre de nos élèves, ceux qui nous quittent les premiers parce que l’indigence de leurs parents les obligent à travailler avant l’âge, nous échapperont totalement dès leur sortie définitive de l’école. Ni les cours du soir, ni les patronages, ni les sociétés d’anciens élèves, ni le souvenir de leur maître ne les ramèneront à l’école. L’influence du milieu dans lequel ils ont vécu, les exemples qu’ils ont autour d’eux et même dans leur propre famille, les suggestions malsaines de la misère les condamnent, en quelque sorte, à ne rechercher que des jouissances grossières.
À côté donc des enseignements de l’école et des cours d’adultes, des publications et des conférences spéciales, à côté des efforts des sociétés de patronage et des sociétés de tempérance, il faut des mesures plus directes et plus vigoureuses.
La France n’est pas le seul pays où l’on ait dû combattre les progrès de l’alcoolisme : en Suisse, en Angleterre, en Suède, la consommation de l’alcool a diminué dans ces derniers temps, grâce à des mesures restreignant le commerce des boissons spiritueuses et à des dégrèvements sur les boissons non alcooliques, telles que le thé, le café, etc. Il y a bien, chez nous, la loi du 3 février 1875 pour la répression de l’ivresse publique, mais on sait que cette loi n’est pas appliquée sérieusement. Il est temps que les pouvoirs publics interviennent : que la loi sur l’ivresse publique soit appliquée plus strictement ; que les tribunaux soient moins indulgents pour les délits et les crimes résultant de l’alcoolisme ; que des mesures législatives réglementent la fabrication, restreignent le commerce des boissons alcooliques et favorisent, au contraire la consommation des boissons hygiéniques ; que, d’une façon ou d’une autre, on réduise le nombre des cabarets ; qu’on établisse enfin, comme il en a été question, des hôpitaux spéciaux pour le traitement des alcooliques. En présence d’un danger exceptionnel, on ne doit pas hésiter à recourir, s’il le faut, à des mesures exceptionnelles.
Ulysse Auvert (1838 - ?) est un inspecteur primaire de la Seine à partir de 1885. Il a notamment écrit des ouvrages d’exercices de mathématiques.