Les petites histoires de l'éducation

1888 : l'égalité salariale, déjà un combat

Pauline Kergomard (1838-1925)
Pédagogue et institutrice française

Mme Pauline Kergomard, inspectrice générale des écoles maternelles, a adressé à M. de Pressensé, sénateur, membre de la commission chargée d’étudier le projet de loi sur l’égalité du traitement des instituteurs et des institutrices, et à M. Bardoux, sénateur, la lettre suivante. 

 

Monsieur le sénateur,

J’apprend que la commission nommée pour étudier le projet de loi sur l’égalité des traitements des institutrices et des instituteurs hésite à voter cette égalité, et qu’un rapport concluant à l’ajournement de la proposition pourrait être bientôt déposé sur le bureau du Sénat.

Quelque audacieuse que puisse vous paraître ma démarche, quelque audacieuse qu’elle me paraisse à moi-même, je viens vous supplier de mettre votre influence au service de cette question de justice et d’humanité.

Une question de justice ! C’est une question de justice en effet, que l’égalité des institutrices et des instituteurs, car tout est absolument identique pour les unes et pour les autres dans la carrière de l’enseignement publique : mêmes études préparatoires, mêmes examens pour l’obtention des mêmes diplômes ; même but poursuivi, mêmes programmes à mettre en œuvre ; même nombre d’heures de travail quotidien, mêmes supérieurs hiérarchiques, mêmes peines disciplinaires. L'égalité ne cesse que lorsqu’il s’agit de rémunérer les bons services de chacun.

L’humanité est, elle aussi, intéressée à cette assimilation du traitement ; car l’institutrice ne peut vraiment pas suffire aux fatigues supplémentaires qui résulte de sa pauvreté.

Il y a longtemps que des protestations s’élèvent contre cette injustice et cette inhumanité dont j’ai la conscience et le cœur troublés — et que vous déplorez comme moi, j’en suis sûre. — Malheureusement le nombre de ceux qui protestent est infime, comparé au nombre de ceux qui estiment que tout est pour le mieux à ce sujet, et qui même expliquent pourquoi tout est pour le mieux:

« Si la femme est moins rétribuée que l’homme, c’est qu’elle n’a pas comme l’homme, la responsabilité de la famille. C’est, qu’elle dépense moins pour sa nourriture, pour son entretien et ses vêtements. C’est enfin qu’elle peut se rendre à elle-même tous les services que l’homme est obligé de réclamer, et par conséquent de payer aux autres. »

Tout est faux dans cette argumentation. L’idéal social actuel, qui est aussi le mien, étant que la femme reste au foyer et y élève sa famille, la femme ne songe à gagner sa vie que lorsqu’elle ne peut faire autrement. Ce qu'elle cherche, en général, ce n’est donc pas une augmentation de bien-être, c’est son pain. Il est monstrueux de le lui faire payer plus cher qu’à l’homme.

D’ailleurs, pour restreindre le débat, lorsqu’un élève-maître ou une élève-maîtresse sortent de l’école normale, peut-on prévoir ce que la vie leur réserve ? Peut-on déclarer que c’est à celui-ci plutôt qu’à celle-là qu’incomberont les plus lourdes charges ?

Eh bien, oui, on pourrait le dire ; car ceux qui se sont préoccupés de la question et l’ont étudiée savent qu’il est difficile à une institutrice de se marier dans de bonnes conditions matérielles. C’est un fait ; les causes, on les connaît, je n’ai pas à y insister maintenant.

La femme mange moins que l’homme ; elle boit moins surtout. Mais elle a besoin d’une nourriture plus délicate et d’un vin plus réconfortant ; ajoutez, en effet, pour l’institutrice les fatigues de la maternité à celles de l’enseignement, et c’est alors que sa pauvreté apparaît monstrueuse. Quant à ses vêtements, s’ils coûtent moins cher, ils s’usent infiniment plus vite, quelque soin qu’elle en puisse prendre.

Restent les services que l’institutrice peut se rendre à elle-même, c’est-à-dire qu’elle peut faire le ménage, la cuisine, entretenir le linge, le blanchir, le repasser, et alors, en admettant que ses forces lui permettent cette existence de forçat, que lui reste-t-il pour remplir ses devoirs professionnels en -dehors des heures de classe : pour corriger les cahiers de ses élèves, pour préparer les leçons du lendemain, pour se tenir au courant de l’évolution des idées, pour aller voir l’enfant malade, pour serrer la main à des parents en deuil, pour s’associer à une fête de famille ?

Je sais bien, hélas ! comment le Sénat va me répondre : il me montrera des chiffres, des chiffres brutaux ! Mais s’il repousse pour aujourd'hui le projet d’assimilation absolue, au moins qu’il déclare honteuse l’inégalité des traitements, et qu’il s’engage à la faire disparaître du budget de 1889 : une date de choix pour faire une œuvre de réparation et de justice.

Pauline Kergomard.

 

Pauline Kergomard (24 avril 1838 - 13 février 1925) est une pédagogue et institutrice française, célèbre pour sa lutte contre les salles d’asile que fréquentaient au XIXe siècle les enfants les plus pauvres et l'invention de l’école maternelle. Femme de conviction, première à être élue au Conseil supérieur de l'instruction publique, décorée de la la Légion d'honneur, elle a construit, selon le mot du ministre de l'instruction publique, Marius Roustan, « la préface de l'école primaire ». Nommée inspectrice générale des écoles maternelles en 1881, année de leur création, elle occupe ce poste pendant près de quarante ans. 

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