Après le succès étourdissant du road trip féministe Les Petites Reines (déjà publié chez Sarbacane), et avant son adaptation pour le grand écran, Clémentine Beauvais revient à l’occasion de cette rentrée littéraire avec Songe à la douceur, une love story brillante et culottée, qui impressionne autant qu’elle émeut.
En préambule à son roman, après la bande-son d’usage dans la collection « Exprim’ » (ici très éclectique et toujours élégante), l’auteure annonce s’être librement inspirée du roman d’Alexandre Pouchkine Eugène Onéguine et de l’opéra que Tchaïkovski en avait tiré en 1879, presque cinquante ans après. Clémentine Beauvais réinvestit à son tour l’histoire d’amour malheureuse entre la douce et naïve Tatiana et le cynique Eugène. Dans Comme des images (son deuxième roman publié déjà dans la même collection), les références littéraires classiques revendiquées étaient relues avec une modernité décapante (La Princesse de Clèves et Les Liaisons dangereuses). Mais elle ne se contente pas ici de reprendre les personnages et l’intrigue, elle choisit de conserver la forme versifiée du roman d’origine. Le résultat est bluffant. La scène d’ouverture qui voit se retrouver dans le métro parisien les deux héros perdus de vue depuis dix ans est un morceau d’anthologie durant lequel le lecteur oublie vite l’exercice de style pour se concentrer sur les personnages. Tatiana et Eugène se sont rencontrés adolescents, alors qu’Olga, la sœur de Tatiana, sortait avec le meilleur ami d’Eugène, Lenski. Tatiana est rapidement tombée amoureuse d’un Eugène distant, conscient de son ascendant et de son charme. La fin de l’adolescence sera pour eux une sorte de rendez-vous manqué, entaché par un drame. Les années passent, ils ont grandi et se sont accomplis professionnellement : elle comme doctorante en histoire de l’art (il sera beaucoup question du peintre Caillebotte au cours de l’histoire), lui comme « consultant Responsable Business Conseil Relations ». Clémentine Beauvais choisit de déconstruire l’intrigue sous forme de flash-back qui entretiennent le suspense autour du sort de Lenski et des raisons de l’échec de la relation amoureuse. Tatiana, Eugène, Olga et Lenski sont propulsés dans un monde ultra contemporain avec un sens du rythme incroyable. L’adaptation qui pourrait être plaquée est au contraire particulièrement bien incarnée. La langue multiplie les tours de passe-passe, les entre-deux, avec une agilité, une virtuosité jamais lassante. Les pensées sont restituées avec fluidité, mêlant tour à tour trivialité, gravité, humour et tragique dans des registres de langues multiples. Cette technique éprouvée (l’auteure est, faut-il le rappeler, post-doctorante à l’université de Cambridge) est au service d’une émotion qui devrait ravir les nombreux amateurs(trices) de romans d’amour. Ceux qui sont émus comme moi à chaque fois qu’ils entendent l’air de « La scène de la lettre » de l’opéra de Tchaïkovski, mais aussi tous ceux qui ne l’ont jamais entendu et qui devraient, toute affaires cessantes, le faire. Tous, adolescents et adultes, seront touchés par l’histoire tragique de Tatiana et Eugène. Songe à la douceur est la belle surprise de cette rentrée : le roman romantique post-moderne d’une auteure affranchie de tout registre de genre, exigeante et populaire.