Après avoir diverti des milliers de bédévores sous le pseudo de Mr Tan, Antoine Dole revient au roman ado avec Naissance des cœurs de pierre, trois ans après Ce qui ne nous tue pas également aux éditions Actes Sud Junior. Un virage à 180 degrés qui souligne l’immense talent d’un auteur protéiforme.
C’est d’ailleurs sur un terrain inattendu que se situe le nouveau roman de l’auteur : celui largement visité de la dystopie, notamment par Lois Lowry (Le Passeur à L’École des Loisirs) et Teri Terry (Effacée à La Martinière Jeunesse). C’est pourtant d’une façon éminemment personnelle et en restant fidèle à ses thèmes qu’il imagine un monde où les émotions ont été bannies pour des raisons relevant d’un rationalisme fascisant. Jeb est un adolescent de 12 ans sur le point d’être intégré à la Communauté à la veille d’un test qu’il redoute. Et pour cause, Jeb est différent : sa difficulté à gérer ses émotions le rend possiblement impropre à la socialisation, à intégrer le Programme. « Mais pour lui, comme pour eux, ces émotions s’entrechoquent et se cognent, condamnées à des explosions secrètes. Elles s’écrasent contre ses lèvres closes, derrière ses paupières fermées, elles étouffent dans ce poing qu’il garde serré tout au fond de sa poche. » C’est autour de la prise de conscience à la fois psychologique et politique de sa singularité, mais aussi autour de sa relation complexe avec une mère (Niline) dépourvue de tout amour, que Jeb réalisera sa révolution. À cette histoire de science- fiction, Antoine Dole greffe celle contemporaine d’Aude, une étudiante qui fait l’expérience éprouvante d’une rentrée dans un nouvel établissement scolaire, le lycée Henri IV. Victime de harcèlement, la jeune fille semble trouver écoute et réconfort dans les bras de Mathieu, le séduisant surveillant. C’est le début pour elle d’une descente aux enfers. Il est passionnant de voir comment deux histoires si différentes, a priori si éloignées, finissent par se répondre, à résonner ensemble, de façon parfois cruellement dissonante. Les deux mondes dépeints par l’auteur sont d’une violence égale. La clairvoyance de Jeb comme l’aveuglement d’Aude sont les révélateurs de mécanismes parfaitement intégrés par des sociétés coupables. Au cœur de cette critique, Antoine Dole dresse le portrait de familles nocives, responsables de la destruction de celui ou celle qui ne ressent pas ce qu’il ou elle devrait. Le qualificatif de « mère » a effectivement perdu tout son sens pour Niline. Mais comment appeler les parents d’Aude au regard de leurs actes ? « L’Ancien Monde ne cesse de mourir ici. À chaque enfant que l’on brise. À chaque esprit dont les élans se désagrègent. » Naissance des cœurs de pierre s’aventure vers une forme de mélodrame déchirant à mesure que les deux fils narratifs se mêlent. Ce moment, que nous laisserons au lecteur le soin de découvrir, produit une forme de sidération. À cette dernière succède naturellement l’indignation sinon la colère. Elle porte le roman telle une énergie vitale. Au travers de ces destins croisés, Antoine Dole semble s’adresser à tous ses lecteurs adolescents : puisse aucun d’eux n’accepter les dictats, les renoncements à ce que les émotions (quelles qu’elles soient) portent et expriment.