Depuis Guadalquivir, son premier roman en 2009 (chez Gallimard), l’univers et le style de Stéphane Servant, n’ont cessé de s’affirmer et de gagner en ampleur. Après Le Cœur des louves, La Langue des bêtes (tous deux au Rouergue) impressionne tout autant.
La Langue des bêtes est un conte. En tout cas il se voudrait tel dans un monde contemporain qui refuse de plus en plus une place à l’imaginaire et à la poésie. L’histoire débute non loin d’un village, à l’orée d’une forêt où a élu domicile une ancienne troupe de cirque ambulant. Il y a le Père, qui règne avec autorité, tel un ogre, sur la petite communauté. Sa femme Belle et sa fille Petite partagent leur quotidien modeste parmi les ruines d’un passé plus glorieux avec quatre autres compères, Colodi le marionnettiste, Pipo le clown, Major Tom le nain et Franco le vieux lion édenté. Mais un projet de construction d’autoroute va compromettre ce difficile équilibre, réveiller d’anciennes histoires longtemps tues et libérer la Bête. Autour du très beau personnage central de Petite, jeune fille au seuil de l’adolescence élevée à l’écart du monde dans une inquiétante fantasmagorie panthéiste, l’auteur déploie les multiples ramifications d’une histoire aux frontières du fantastique. Le lecteur s’attache à cette Petite, contrainte d’affronter un monde hostile qui lui était jusqu’à présent inconnu : l’expérience de l’école, la violence des autres enfants et le jugement des adultes. La confrontation forcée entre ces deux mondes fera voler en éclats le délicat écheveau d’histoires qui délimitait sa vie. La langue sombre et capiteuse de Stéphane Servant n’a pas son pareil pour rendre l’ambivalence de ceux que la magie a désertés et pour offrir à chacun de ses personnages son morceau de bravoure, un dernier tour de piste. Seules l’étrange foi (quasi inquiétante) et la vaillance de Petite détonnent au sein de cet univers désespéré. Capable de transfigurer la déchéance de sa famille, elle saura investir le rôle de conteuse pour prouver que les mots ont encore un pouvoir. Un magnifique roman.