La parole des chercheurs

Éco-graphies pour les petits : des histoires et des images inspirantes

Nathalie Prince
Professeure à l’université du Mans

Comment sensibiliser les jeunes générations à l’écologie sans leur imposer une vision anxiogène de l’avenir ou les responsabiliser de manière excessive ? Par le biais de la littérature de jeunesse ! nous dit Nathalie Prince, qui se penche sur ces écritures écologiques, « éco-graphies », pour enfants et adolescents. 

Dans un monde confronté à des crises environnementales majeures, la littérature de jeunesse apparaît comme une arme douce mais puissante. En s’adressant à l’imagination et au cœur des jeunes enfants, elle leur offre des clés pour comprendre les enjeux écologiques. Plus qu’un simple divertissement, elle devient un levier de transformation sociétale, éveilleuse de consciences et moteur d’actions. Raconter, c’est semer…

 

De l’émerveillement à l’engagement écologique : quand la nature s’écrit

Tour à tour espace de découverte et objet d’émerveillement, la nature a toujours eu sa place dans les livres pour les enfants. Dans Peter Pan (1911) de James Matthew Barrie, la nature, incarnée par l’île de Neverland, symbolise la liberté et l’échappatoire face aux contraintes du monde adulte représenté par l’espace londonien, et dans Le Livre de la jungle (1894) de Rudyard Kipling, le jeune Mowgli est élevé par le clan des Loups, puis par l’ours Baloo et la panthère Bagueera. Chez Tolkien, le hobbit habite au fond d’un trou et les petits poucets et autres petites poucettes des contes vivent dans la forêt ou dans une coquille de noix. La nature est le refuge de l’enfance et l’enfant-lecteur s’identifie sans mal à tous les êtres vivants qu’il y rencontre (fées, elfes, sirènes, créatures de fantasy, fleurs qui parlent ou animaux hybrides)…

Cependant, cette représentation ancienne qui vient des premiers âges de la littérature pour la jeunesse, à commencer par les fables et les contes de fées à la fin du XVIIème siècle, a évolué. Si la nature était autrefois idéalisée et perçue comme un sanctuaire, elle est devenue, depuis les années 1970 en Europe, un enjeu à protéger et un nouvel espace littéraire pour développer une conscience éco-citoyenne. Les récits contemporains pour la jeunesse transforment en effet l’enfant en acteur engagé, chargé de sauvegarder son environnement et de protéger le monde qui l’entoure. Cette transition reflète les préoccupations grandissantes de nos sociétés face aux défis écologiques, une tendance qui se développe massivement dans tous les supports livresques destinés à la jeunesse, de l’album aux bandes dessinées en passant par les romans, les pièces de théâtre, les documentaires et autres comptines revisitées.

La littérature de jeunesse, en s’emparant de cette thématique moderne, encourage les enfants à ressentir au plus près la nature pour mieux y trouver leur place. De L’Arche de Barbapapa d’Annette Tison et Talus Taylor, publié en 1974 à une période où le sentiment de l’urgence et de la responsabilité environnementale commence à faire sens, à Une bouteille dans l’océan (Seuil, 2023)de Mathias Friman en passant par Je suis au monde (Actes Sud, 2021) de Pierre Ducrozet et Julieta Canepa avec les remarquables images de Stéphane Kiehl, on voit combien les auteurs et les illustrateurs s’emparent de la question pour éveiller une conscience écologique… Les illustrations, souvent puissantes, permettent non seulement de capter l’attention des jeunes lecteurs, mais encore de rendre tangibles les enjeux abstraits. Dans Ma planète (Les Fourmis rouges, 2016) d’Emmanuelle Houdart ou dans Forêt des frères (Actes Sud, 2020) de Yukiko Noritake, les paysages luxuriants et les scènes détaillées renforcent la portée émotionnelle des récits et aident les enfants à visualiser les impacts des actions humaines sur la planète.

Au-delà de la sensibilisation, les éco-graphies invitent également les enfants à réfléchir à la meilleure manière de co-habiter la nature. Dans My Friend Earth (Chronicle Books, 2020) de l’américaine Patricia MacLachlan, la nature prend littéralement la parole pour raconter son histoire et faire passer son message. Quant à l’album Natura (minedition, 2023) de Yuval Zommer, il offre le spectacle d’une nature allégorisée à travers l’image d’une créature merveilleuse, mi-végétale, mi-animale, qui tombe malade. C’est la voix d’un enfant qui se fait entendre et qui invite à l’action pour la guérir. 

D’un imaginaire enchanteur qui reliait l’enfant à la nature, les récits ont progressivement évolué pour répondre aux enjeux contemporains. À travers des personnages engagés et engageants, ces œuvres appellent à une action écologique concrète.

 

L’éco-optimisme au service de l’action

Face aux discours alarmants relayés par les médias et auxquels les enfants ont parfois accès de manière brutale et anxiogène dès le plus jeune âge, la littérature de jeunesse adopte une posture différente, celle de l’éco-optimisme. Loin de se limiter à dénoncer les désastres ou à montrer de manière plus ou moins spectaculaire les catastrophes, elle met en avant des solutions et offre des récits porteurs d’espoir. Cette approche, particulièrement adaptée au jeune public, montre que l’action collective et individuelle peut faire bouger les lignes pour « sauver la planète », sur le modèle ancien de L’Homme qui plantait des arbres (1953) de Jean Giono, qui raconte comment Elzéard Bouffier, un berger solitaire, redonne vie à une région désertique en y plantant des arbres. Les albums pour enfants jouent à leur tour la carte du collectif comme dans Les enfants qui plantaient des arbres (2013) de Véronique Tadjo, illustré par Florence Koenig. L’action communautaire incite les plus jeunes à s’investir dans leur environnement proche et à croire en leur capacité d’agir, en construisant des cabanes pour les oiseaux, en triant leurs déchets, en nettoyant la plage ou, tout simplement, en n’écrasant pas l’araignée qu’ils croisent sur leur chemin, comme le rappelle Christian Voltz dans C’est pas ma faute ! (Le Rouergue, 2001), un album malin qui utilise des matériaux de récupération (bouts de ficelle, boutons dépareillés, fils de fer, etc.) pour surprendre ses jeunes lecteurs ! 

Faire (les bons gestes) ou ne plus faire (les mauvais gestes), telle est la question.

De fait, la littérature de jeunesse, capable de parler de tout, aborde talentueusement ces questions environnementales, parfois avec humour comme dans Un peu beaucoup (L’École des loisirs, 2020) d’Olivier Tallec ou dans Le Grand Ménage de Petit crabe (Kimane, 2022) de Paula Bowles, souvent avec poésie, pour que les enfants imaginent un futur désirable et prennent des initiatives décisives… Dans Le Livre des métiers (Zebulo, 2018), Julie Bernard propose, avec des illustrations magnifiques, de créer les métiers de demain. « Décorateur d’extérieur » ? « Livreur de pollen » ? « Éleveur de forêt » ? Aux enfants de choisir, voire d’imaginer le métier de leurs envies et participer à leur tour à la création d’histoires écologiques via des applications interactives ou des livres augmentés concoctés par des éditeurs ou des chercheurs ingénieux, autant d’innovations qui permettent de plonger les jeunes lecteurs dans des univers immersifs où chaque choix influence l’issue de l’histoire.

Certaines œuvres, de fait, vont jusqu’à transformer les lecteurs en héros de leur propre histoire à la manière des livres dont vous êtes le héros, ou vont proposer de changer la fin. Dans Justine et la pierre de feu de Marcus Pfister, une petite souris découvre en fouillant le sol une jolie pierre qui réchauffe et qui brille. Elle en parle à ses copines, et toutes vont fouiller la terre pour avoir chacune une pierre aussi jolie et pourquoi pas… plein de pierres aussi jolies. Mais peut-on sans risque creuser le sol indéfiniment ? À partir de là, l’histoire peut bien finir ou mal tourner… Le livre, interactif, offre au lecteur une alternative et l’invite à faire un choix. On peut encore citer cette initiative d’un éditeur argentin, Pequeño Editor, qui conçoit le « livre à planter » (tree book tree) en incorporant des graines dans l’épaisseur des pages. Cette invitation à transformer littéralement l’objet-livre en arbre montre comment l’éco-littérature peut dépasser sa fonction narrative pour devenir un véritable outil d’action.

Pour accroître l’impact sur les enfants, les éco-graphies offrent aussi parfois des portraits inspirants de personnes réelles auxquelles ils peuvent s’identifier, comme Le Faiseur de nuages (Gründ, 2023) de Damien Deville et Yacouba Sawadogo pour le texte et Magali Attiogbé pour les images, ou en racontant des anecdotes vraies comme celle du « pizzly » ou « grolaire » (Deux Ours, kimane, 2020) de Patricia Hegarty et Rotem Teplow, cette nouvelle espèce née du croisement des ours polaires qui se sont aventurés vers le Sud à cause du réchauffement climatique et des grizzlis qui se sont déplacés vers le Nord pour échapper à la destruction progressive de leur habitat… Ces histoires inspirées de faits réels racontées pour la jeunesse peuvent encore être soutenues par des ONG, ce qui favorise un engagement direct et durable, comme dans Maman les petits bateaux (Thierry Magnier, 2022) de Pauline Kalioujny, conçu avec le soutien de BLOOM, lanceur d’alerte et contre-pouvoir citoyen efficace qui se bat pour changer le modèle économique de la pêche et protéger les océans ou dans Mon amie la terre (1,2,3 soleil, 2023) de Jane Cabrera réalisé en collaboration avec EarthDay.org.  

Toutes ces éco-fictions peuvent être prolongées par des activités concrètes (création de jardins pédagogiques, ateliers de recyclage, jeux interactifs) ou par des ateliers philo. L’Arbre et le mur (Bel&Bien, 2024) d’Antoine Geniaut et Amélie Dupeux, qui s’interroge sur les murs qui poussent plus vite que les arbres, permet d’engager le débat, et Miko Mila (éditions du Ricochet, 2022) d’Isaure Fouquet, invite à questionner l’impact de l’urbanisme à travers un dessin épuré teinté de noir et de blanc. L’Association UNICEF, qui valorise la littérature de jeunesse à travers un prix littéraire depuis 2016, s’est engagée deux fois sur cette thématique de l’éco-littérature de jeunesse, en 2020 (« Objectif Terre : lisons pour la planète ») et en 2025 (« Grandir dans un monde durable, ça n’attend pas ! »), en proposant de nombreuses activités pédagogiques associées.

 

Les défis et paradoxes de l’éco-littérature jeunesse

Mais malgré ses nombreux atouts, l’éco-littérature pour la jeunesse n’échappe pas à certaines critiques. Elle peut, par exemple, être perçue comme moralisatrice (selon une longue tradition de la littérature de jeunesse qui remonte au XVIIIe siècle qui a longtemps voulu éduquer l’enfant, lui faire craindre les conséquences de ses vices et en faire un futur adulte responsable) ou simplificatrice, notamment lorsqu’elle repose sur le trope récurrent de « l’enfant sauveur », façon Le Plus Petit Sauveur du monde (Eyrolles, 2023) de Samuel Larochelle et Eve Patenaude. Si cette figure de l’enfant sauveur est inspirante, elle risque dans le même temps de réduire la complexité des enjeux environnementaux à des solutions simplistes, voire devenir une littérature qui inocule à l’enfant l’angoisse d’un monde catastrophique pour l’endoctriner… Il s’agit à tout prix de ne pas se retrouver face à un processus idéologisant, fondé essentiellement sur un procédé de persuasion qui consiste à faire peur avec des textes et/ou des images impressionnantes, voire choquantes, comme Sur mon île (La Martinière, 2019) de Myung-Ae Lee, un album qui décrit avec réalisme le continent plastique. Peut-on tout dire aux enfants ? Comment stimuler leur créativité sans les culpabiliser, comme le répète à l’envi Marie Desplechin dans Ne change jamais !  (L’École des loisirs, 2022) ? Comment garder l’équilibre à la manière de 20 noisettes pour Hector (éditions du Ricochet, 2021) d’Hubert Poirot-Bourdain, qui est un hymne à l’humanisme, à l’humilité, à l’effort et à la patience ? Les enfants ne sont pas des êtres coupables ; ils sont des êtres durables. À eux de jouer et ils le font déjà très bien…

Par ailleurs, l’accessibilité des livres éco-responsables constitue un véritable défi. Leur coût souvent élevé limite leur diffusion, notamment auprès des familles défavorisées. Ce constat soulève la nécessité d’inclure davantage ces récits dans les bibliothèques publiques et les programmes scolaires, afin de toucher un public plus large et démocratiser non seulement la lecture mais aussi l’accès à ces thématiques encore trop peu inclusives et nécessitant un effort de la part du prescripteur (librairies spécialisées, milieu socio-culturel privilégié, impact financier, etc.).

Un autre paradoxe réside dans la production même de ces ouvrages. Comment promouvoir l’écologie tout en continuant à imprimer des livres qui ont eux-mêmes un lourd impact environnemental ? On pourra indiquer, par exemple, que des livres à systèmes sont systématiquement faits en Chine : comment dénoncer alors la déforestation sauvage ou la fonte des glaces comme dans les pop-up Dans la forêt du paresseux (Hélium, 2011) ou Océano (Hélium, 2013) d’Anouck Boisrobert et Louis Rigaud, deux albums émerveillants, mais dont la conception plombe le message ? De nombreux éditeurs, comme Plume de Carotte, La Cabane Bleue ou Pourpenser tentent d’apporter une réponse en adoptant des pratiques plus durables (impression sur papier recyclé, encres biodégradables, circuits courts, couvertures non brillantes), mais ces efforts ne suffisent pas toujours à aligner parfaitement contenu et production, pour partager les livres durablement !

De fait, pour que la mission de ces éco-fictions soit pleinement accomplie, il est essentiel de renforcer la cohérence entre les messages écologiques des récits et leur mise en pratique dans la société. Les éditeurs, écrivains, enseignants, parents et autres médiateurs du livre de jeunesse jouent un rôle clé dans ce processus. En soutenant une production respectueuse de l’environnement et en intégrant ces œuvres dans les programmes scolaires, ils permettent à un plus grand nombre d’enfants d’accéder à des histoires qui non seulement inspirent, mais incitent aussi à agir. N’oublions pas que la littérature de jeunesse s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes qui les accompagnent et qui lisent par-dessus leur épaule. Les messages portés par ces récits, bien que simplifiés pour toucher les plus jeunes, résonnent aussi auprès des parents et des éducateurs, les invitant eux-mêmes à adopter des comportements plus responsables.

Aujourd’hui, la littérature propose plusieurs voies pour (re)lire le monde, pour mieux le comprendre et pour mieux l’habiter. La littérature de jeunesse propose aux enfants de faire en sorte que notre histoire à nous ne tourne pas mal, pour que le ciel ne nous tombe pas sur la tête, comme disaient justement nos gaulois préférés, et pour que le soleil continue de briller au-dessus de nos têtes et arrête de nous brûler ! 

Parce que raconter, c’est agir.

 

Spécialiste de littérature de jeunesse (La Littérature de jeunesse, Armand Colin, 2021), Nathalie Prince est l’autrice d’une biographie qui relie la vie de Saint-Exupéry à l’aune de la vie du petit prince (Saint-Exupéry. Du vent dans le cœur, Calype, 2024) et, tout récemment, d’un roman pour la jeunesse (Aux gros mots les gros remèdes, Bel&Bien, 2024) illustré par Aimeé Forêmar.

 

Pour aller plus loin

  • Ouvrages et articles critiques

Lecture jeune, « Les ados, tous écolos ? », décembre 2019, n° 172.

Prince, Nathalie, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2021, 3ème édition.

Prince Nathalie et Thiltges Sébastian (dir.), Éco-graphies. Écologie et littératures pour la jeunesse, Rennes, PUR, 2018.

Revue des livres pour enfants, « Que peut-on pour la nature ? », juillet 2024.

  • Cahiers pédagogiques UNICEF (cités dans l’article)

https://my.unicef.fr/contenu/prix-unicef-de-litterature-jeunesse-2020 

https://my.unicef.fr/article/prix-unicef-de-litterature-jeunesse-2025/#utilisez

 

 

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