La parole des chercheurs

Des livres pour lutter contre le harcèlement scolaire. Entretien avec Nadège Langbour

Propos recueillis par Sylvie Servoise
professeure de littérature à l’Université du Mans

Si la lutte contre le harcèlement scolaire est devenue une grande cause nationale, il n’en demeure pas moins que nous nous sentons tous – enfants, parents, enseignants, membres des communautés éducatives - le plus souvent démunis face à ce phénomène. Le livre de Nadège Langbour a pour objectif de montrer comment la littérature de jeunesse peut constituer pour les enseignants un outil efficace, aussi bien pour prévenir le harcèlement scolaire que pour développer le sens de l’empathie. 

 

Propos recueillis par Sylvie Servoise, professeure de littérature à l’Université du Mans

 

Comment est née l’idée d’un tel livre ? À vous lire, on a l’impression que vous avez été happée par un sentiment d’urgence, comme s’il était nécessaire non plus seulement d’alerter sur le fléau du harcèlement scolaire, mais de concentrer ses efforts sur les moyens concrets pour le combattre, à l’école ou au collège, au sein même de la classe. On sent aussi chez vous le désir de rappeler que la littérature de jeunesse fournit un formidable répertoire d’histoires, de situations, de personnages qui n’est pas suffisamment exploité pour traiter ces questions à l’école ou au collège.

 

Nadège Langbour - Je suis à la fois chercheur et enseignante, notamment en collège. La littérature de jeunesse n’est donc pas simplement pour moi un objet d’étude. C’est une littérature qui a toute sa place dans ma classe parce qu’elle est accessible aux élèves et que, tout en étant à leur portée, elle leur permet de grandir, de progresser, de réfléchir. À cela s’ajoute que si la littérature de jeunesse est animée par une volonté didactique, les valeurs et les enseignements qu’elle propose ne sont jamais imposés au jeune lecteur : ils sont disséminés dans l’histoire, ils se mêlent à la fiction. La transmission des valeurs se fait alors naturellement, sans ton péremptoire, sans prendre la forme d’un discours sentencieux où l’adulte ferait la morale à l’enfant ou à l’adolescent. On sait que, dans la littérature de jeunesse, ceux qui portent ces valeurs et ces enseignements, ce sont avant tout les personnages. Or, pour le jeune lecteur, ces personnages sont un peu des alter ego puisqu’ils ont le même âge, les mêmes centres d’intérêt, les mêmes occupations quotidiennes que lui. Dans les romans narrant des histoires de harcèlement scolaire, le jeune lecteur côtoie des personnages qui lui ressemblent ou qui ressemblent à ses camarades et cette proximité entre le vécu du lecteur et le cadre fictionnel favorise l’identification. En même temps, les enfants restent conscients qu’ils lisent de la fiction : les histoires de harcèlement scolaire sont inventées. Il ne s’agit pas d’aborder des faits qui se seraient déroulés dans la classe ou au collège. La combinaison de l’empathie pour les personnages et de la distance instaurée par la nature fictionnelle des histoires permet véritablement de libérer la parole des jeunes lecteurs. Ils peuvent réfléchir sur le fonctionnement du harcèlement, ses conséquences, les postures des harceleurs et des spectateurs sans se sentir remis en cause ou sans avoir l’impression de mettre un ami en accusation.

À titre personnel, il y a trois ans, j’ai été confrontée à deux cas de harcèlement où les élèves cibles étaient sans cesse critiqués, moqués, bousculés par d’autres de la classe. Je voulais mettre un terme à cette violence sans pour autant « faire la morale » aux élèves harceleurs car c’est rarement efficient. Je me suis tournée vers Des bleus au cartable de Muriel Zürcher. La littérature a permis de mettre des mots sur la souffrance des harcelés et des faire prendre conscience aux harceleurs du mal qu’ils faisaient à leurs camarades alors que, pour eux, c’était surtout « un jeu ». Les comportements en classe ont changé. Le climat est redevenu serein pour tous. C’est à partir de cette expérience que j’ai voulu écrire ce livre, à la fois pour partager des outils avec les collègues enseignants et pour enrichir ma connaissance d’un corpus de fictions qui pourraient être utiles à mes élèves. 

 

Dans le premier chapitre de votre livre, vous présentez un panorama de la production en littérature jeunesse consacrée au thème du harcèlement scolaire. Vous montrez que ce dernier fait l’objet d’un véritable sous-genre, celui des schools bullying stories, et vous vous concentrez sur un corpus d’une trentaine d’œuvres parues depuis 2010. Cela signifie-t-il que ce thème n’était pas abordé avant, ou du moins pas dans les mêmes termes ? 

 

N. L. - En effet, le genre que j’ai appelé les schools bullying stories n’existe véritablement que depuis une quinzaine d’années. Je crois qu’il y a une véritable corrélation entre l’essor de ce champ littéraire et le fait que l’école et la société aient accordé une attention particulière au problème du harcèlement scolaire. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, avant 2010, des fictions pour la jeunesse abordant ce sujet, mais celles-ci restent marginales alors que, depuis une décennie, le marché éditorial pour la jeunesse propose une pléthore de romans, d’albums, de bandes dessinées abordant la question du harcèlement scolaire afin de participer à sa prévention. Parmi celles qui remportent une forte adhésion de la part de mes élèves et dont j’ai d’ailleurs certains exemplaires dans la bibliothèque de la classe, il y a le manga Le Chant des souliers rouges de Sahara Mizu, la BD Mots rumeurs, mots cutter de Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini ou des romans comme Rumeurs tu meurs ! de Frank Andriat, Je suis boloss, mais je me soigne et L’Enfer au collège d’Arthur Ténor.

 

 

Ce qui est passionnant dans l’étude de ce sous-genre que vous menez, c’est de voir comment le thème même du harcèlement bouscule certaines conventions de la littérature de jeunesse : les rôles définis, aussi étanches que stéréotypés, du « bon » harcelé et du « méchant » harceleur ; l’évolution, forcément positive, du « vilain petit canard » harcelé en héros vainqueur ; le châtiment du « méchant » et le sentiment que peut avoir le lecteur qu’il l’a bien mérité (vous parlez même d’une certaine « jubilation de la vengeance » que peut éprouver le lecteur). Est-ce le signe que nous avons affaire là à un thème particulièrement délicat et complexe ?

 

N. L. - On peut observer de grandes différences dans les fictions pour la jeunesse abordant le thème du harcèlement scolaire selon que les œuvres sont destinées à des enfants ou à un lectorat (pré)adolescent. Dans les albums et petits romans à l’intention de lecteurs de cycle 2 et de début de cycle 3, les rôles assignés aux personnages restent assez stéréotypés. Le « méchant harceleur » est un peu l’avatar moderne de la sorcière ou du loup dans les contes. D’ailleurs, plusieurs albums rapprochent le harceleur de la figure du loup comme Le jour où je suis devenue plus méchante que le loup d’Amélie Javaux et Annick Masson. Mais, dans ces histoires, il y a des protecteurs qui veillent. Grâce à l’action des parents et des instits, les violences liées au harcèlement s’arrêtent : les albums ou les romans pour les plus jeunes se finissent toujours par un « happy end ».

Cette approche manichéenne du sujet du harcèlement scolaire est totalement abandonnée dans les fictions destinées aux lecteurs collégiens et lycéens sur lesquelles j’ai centré mon essai. Soucieux de ne pas verser dans la caricature, les romanciers soulignent la complexité du harcèlement scolaire où toutes les personnes impliquées ont des « bons » et des « mauvais » côtés : le harceleur à l’école se révèle être un enfant attachant ou en souffrance quand il est dans la sphère familiale ; le harcelé peut faire preuve de violence à l’égard des membres plus jeunes de sa fratrie. Toutes ces nuances, qui permettent aux auteurs d’écrire des histoires plus réalistes, bousculent en effet certaines conventions narratives de la littérature de jeunesse. En même temps, cela montre que cette littérature n’a de cesse de se renouveler et ne se laisse pas enfermer dans des codes génériques. Les schools bullying stories en sont la preuve : les auteurs pour la jeunesse ont développé de nouvelles formes narratives pour appréhender, dans sa complexité, le délicat sujet du harcèlement scolaire.

 

Les deux autres chapitres du livre, l’un consacré à la prévention du harcèlement scolaire et l’autre au développement de l’empathie, offrent aux enseignants des pistes pédagogiques très concrètes pour accompagner les élèves dans la compréhension du phénomène de harcèlement. Vous insistez notamment sur la nécessaire prise de conscience des « harceleurs passifs », spectateurs et finalement complices du harcèlement. Comment la lecture d’un livre peut contribuer à cette sensibilisation ? Comment l’enseignant peut-il accompagner les élèves sur un sujet comme celui-là ? 

 

N. L. - À la lecture d’un roman relevant du genre des schools bullying stories, le jeune lecteur est généralement choqué par la violence gratuite et injuste que subit le personnage harcelé. Grâce à la focalisation interne qui est majoritairement utilisée dans ces romans pour la jeunesse, le jeune lecteur a accès aux pensées et à la souffrance morale du personnage cible pour lequel il ressent de la compassion. D’une certaine façon, le jeune lecteur est placé dans la position du témoin qui a conscience de la souffrance de l’autre. L’enseignant peut s’appuyer sur cette identification pour faire réfléchir ses élèves autour du rôle du témoin : que feraient-ils pour aider le personnage harcelé ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui pourrait freiner leur engagement ? À cette dernière question, les élèves répondent parfois que « ce ne sont pas leurs affaires » ou qu’ils ne sont « pas des balances ». Ce sont des arguments que l’on retrouve dans la bouche des personnages de témoins dans les romans et dont les histoires démontrent l’invalidité. En s’appuyant sur les émotions du jeune lecteur, l’enseignant peut l’accompagner dans sa réflexion sur le rôle du témoin et sur son propre rôle au sein de son collège ou de son lycée. C’est d’ailleurs l’objectif des pistes pédagogiques que je propose dans les chapitres 2 et 3. Ces activités clés-en-main sont des outils que les enseignants peuvent s’approprier pour accompagner leurs élèves dans la prévention du harcèlement scolaire.

 

Comme l’indique le sous-titre du livre, l’empathie occupe une place centrale dans votre réflexion. Vous évoquez la « véritable pédagogie de l’empathie » à laquelle invite la lecture de certains ouvrages, et qui consiste autant à cultiver son empathie à l’égard d’autrui qu’à reconnaître l’autre comme être empathique. Pouvez-vous revenir sur cette distinction ?   

 

N. L. - Comme je l’ai dit précédemment, les stratégies narratives mises en œuvre par les auteurs pour la jeunesse favorise l’identification du jeune lecteur avec le personnage du harcelé. Cette empathie fictionnelle pour ce « pair sans entrailles » lui apprend à être empathique avec ses camarades. Reste que face à une situation de harcèlement, les enfants ne peuvent pas résoudre seuls le problème. Ils ont besoin de l’adulte. Or, au collège et au lycée, l’adulte est d’abord la figure de l’autorité. C’est l’enseignant, le CPE, les surveillants, les membres de l’équipe de direction. Il est important que l’élève sache que l’adulte est aussi celui qui sait écouter, sans jugement ni préjugé, que l’adulte n’est pas enfermé dans cette posture surplombante que lui confère son métier, que l’adulte peut le comprendre et l’aider. Les fictions pour la jeunesse mettent en scène ces adultes bienveillants et ces personnages permettent au jeune lecteur de voir l’autre – et donc les adultes qui l’entourent – comme des êtres empathiques vers lesquels ils peuvent se tourner en cas de besoin.

 

De fait, vous ménagez une place importante aux personnages d’enseignants, souvent mis en scène dans les romans traités. Jusqu’à quel point l’effet d’identification aux différents types représentés (l’enseignant aveugle ou faussement aveugle, l’enseignant bienveillant mais maladroit, etc.) fonctionne-t-il pour les adultes ? Est-ce que vous iriez jusqu’à dire que certains des romans étudiés sont des romans de formation pour adultes ? 

 

N. L. - Je suis intimement persuadée que les romans de littérature de jeunesse sur le harcèlement scolaire sont des romans de formation pour adultes. Deux raisons à cela : tout d’abord les personnages d’enseignants qui font face à du harcèlement scolaire fonctionnent comme des modèles ou des contre-modèles des postures que les professeurs de chair et de sang doivent adopter dans des situations similaires. Avec ces personnages d’enseignants, le lecteur adulte est témoin de l’inefficacité des sanctions et des discours moralisateurs. En revanche, les personnages enseignants empathiques, qui s’inscrivent avant tout dans une posture d’écoute et d’accompagnement, fictionnalisent les gestes professionnels efficients qui sont d’ailleurs préconisés par certains spécialistes de la lutte contre le harcèlement comme Jean-Pierre Bellon ou Nicole Catheline. De fait, dans ces fictions pour la jeunesse, les personnages d’enseignants peuvent servir d’exemples aux enseignants en exercice qui peuvent repenser leur posture professionnelle grâce à la lecture de la littérature de jeunesse. L’autre raison pour laquelle ces romans de littérature de jeunesse me semblent être des romans de formation pour adultes, c’est qu’ils invitent le lecteur adulte à se décentrer en adoptant le point de vue de l’adolescent. Or, ce changement de perspective favorise la compréhension empathique des élèves aux prises avec l’adolescence. C’est pour toutes ces raisons que la littérature de jeunesse me paraît un formidable moyen de lutte contre le harcèlement scolaire : elle participe non seulement à la sensibilisation des jeunes lecteurs en développant en eux des compétences sociales, altruistes et empathiques, mais elle permet aussi le former les adultes membres de l’équipe éducative.

 

 

 

Professeure dans le secondaire et enseignante dans le Master Littérature de jeunesse de Le Mans-Université, Nadège Langbour a consacré son doctorat et ses premiers travaux de recherche à Diderot et aux philosophes des Lumières avant de se tourner vers la littérature de jeunesse. Outre les nombreux articles consacrés à cette littérature, elle a publié chez L'Harmattan plusieurs essais combinant réflexions scientifiques et réflexions didactiques : Littérature de jeunesse: la construction du lecteur (2020) et Modèles et contre-modèles de l'enseignant dans la littérature de jeunesse (2022) et La Littérature de jeunesse contre le harcèlement scolaire. Nadège Langbour est également auteure de romans pour la jeunesse, notamment de L'Arche des Inukshuk - Roman écologique en terres arctiques (2021) et 2189: l'Armada des exilés climatiques (2022).

 

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