Titre à retrouver en page 30 du mook \"L'actualité des romans\" (Gallimard Jeunesse), supplément du PAGE 168.
Bo l’étranger a fait sa place dans le village en débutant un nouveau travail à l’usine. Cette usine, c’est celle qui emploie une grande partie de la population, celle qui nourrit les hommes et les femmes, qui fait vivre une économie entière. Lors de son premier jour, Bo prend la relève d’Hama qui a travaillé toute la nuit sur une machine. Leur premier regard en dit long. Secoués, bouleversés, le souffle court d’un sentiment nouveau, Bo et Hama vont très vite tomber amoureux fous l’un de l’autre et oublier le monde terne qui les entoure. Entraînée par une énergie nouvelle, la légendaire Titine-Grosses-Pattes rouvre le Castor Blagueur, un cabaret délirant où les bières coulent à flots. Avec le temps qui passe et la routine qui s’installe, Bo va souvent se perdre dans les brumes de ces nuits, jusqu’au jour où il semble ne plus être le bienvenu dans cette ville qui a connu un grave sinistre. Et si les événements étaient la faute de l’étranger ? Ensemble, Bo et Hama quittent tout ce qu’ils ont connu pour découvrir un monde nouveau, se reconstruire, rêver et peut-être fonder une famille. S’ensuit une aventure extraordinaire et bouleversante, qui mêle rencontre, recherche d’identité, colère, amour et détresse. Bo est-il seulement celui qu’il a toujours dit être ? Et Hama ? Peut-elle se reconstruire d’avoir tout quitté, perdant ainsi une partie d’elle-même ? Tant que nous sommes vivants est un livre qui émeut aux larmes, qui ouvre le cœur, qui rassemble. Anne-Laure Bondoux revient après quelques années d’absence avec un titre fort, saisissant. On aimerait plus que tout ne pas quitter les personnages, les suivre encore, ne pas avoir le sentiment de les abandonner, signe qu’ils sont puissants et proches de chacun d’entre nous. Une intimité qui rend ce roman universel.
Entretien avec Anne-Laure Bondoux pour le mook rentrée littéraire Gallimard Jeunesse.
Propos recueillis par Isabelle Réty
Librairie Gwalarn (Lannion)
Cinq ans se sont écoulés depuis la sortie de votre dernier roman, Le Temps des miracles, publié chez Bayard. Pourquoi une aussi longue parenthèse entre deux romans ?
Anne-Laure Bondoux - J’ai vécu des changements profonds dans ma vie personnelle, et pendant un long moment, tout ce que je tentais d’écrire sonnait faux. Il m’a fallu plusieurs années pour retrouver le plaisir et la justesse de ma voix à travers la fiction. Cette période a été pleine d’enseignement. Je pourrais la comparer à une seconde adolescence… Si bien qu’aujourd’hui, je me sens d’autant plus touchée par les transformations que vivent, à leur façon, mes jeunes lecteurs.
C’est justement le fil rouge de Tant que nous sommes vivants. Ce livre est avant tout l'histoire d'un coup de foudre et d'une formidable histoire d'amour entre Hama et Bo. Pouvez-vous nous parler d'eux ?
A.-L. B. - Je peux vous parler du moment précis où ils ont surgi, en novembre 2012. Alors que l’atmosphère du roman commençait à se préciser dans mon esprit, je suis allée me balader au Musée d’Orsay. Je suis tombée en arrêt devant un tableau de Toulouse-Lautrec intitulé Le Lit. En voyant les deux personnages enfouis dans les draps, tout s’est précipité (au sens chimique du terme !) et mes amoureux sont nés là. Je me suis mise à écrire le lendemain, portée par ces questions : que se passerait-il si l’amour jaillissait au milieu d'un univers aussi dur et hostile qu’une usine d’armement ? L’amour peut-il changer un groupe autant qu’il change un individu ? L’amour peut-il quelque chose contre la guerre ? Au début du roman, la rencontre de Bo et Hama est l’étincelle de vie qui régénère un corps social en train de se pétrifier. Elle éblouit les ouvriers de l’Usine, elle réchauffe les cœurs engourdis et donne envie aux travailleurs de s’amuser, ce qui mène à la réouverture du cabaret. De ce point de vue, l’amour de Bo et Hama est subversif. Quand il y a du chômage de masse, de la misère, des menaces de guerre, prendre le temps de s’aimer devient une forme de résistance. C’est pour cela qu’après la catastrophe, lorsqu’il s’agit de trouver un coupable, leur amour est montré du doigt.
Tant que nous sommes vivants commence dans une usine qui fait vivre une ville, dans une France totalement désindustrialisée. Bo, l'étranger, est victime de croyances populaires et doit quitter la ville. Doit-on y voir des parallèles avec notre monde contemporain ?
A.-L. B. - L’époque et la géographie du roman sont imprécises, composites. C’est un mélange de passé et de présent, d’ici et d’ailleurs : un temps et un espace qui n’existent que dans mon imaginaire et où j’invite le lecteur à faire un voyage. Néanmoins, je me suis servie de l’ambiance qui règne aujourd’hui autour de nous pour créer ce monde crépusculaire, en « crise », symbolisé par la ville et l’Usine. J’avais en tête la fermeture des sites industriels de Lorraine ou les images de la ville de Détroit ravagée par la faillite. J’avais envie de parler de ce sentiment commun de perte de pouvoir, mais en plaçant mon histoire dans un territoire inventé. L’époque peut aussi faire penser à l’entre-deux-guerres en Europe, quand Paul Valéry écrivait : « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles. » C’est un mouvement cyclique dans l’histoire des sociétés, mais aussi dans celle des individus. Nous perdons quelque chose (la confiance, l’enfance, l’amour) et nous prenons soudain conscience de nos fragilités, ce qui nous permet de gagner autre chose. Sauf que l’incertitude est difficile à supporter et c’est à ce moment-là que nous projetons sur l’autre toutes nos peurs. C’est à ce moment qu’il existe un risque de rejet, de guerre. Bo, qui vient d’ailleurs, devient le réceptacle du négatif, de l’ombre et, rapidement, de la haine. C’était un de mes défis dans ce roman : faire parler le collectif autant que l’individuel. Mêler les deux dimensions de l’histoire, avec un récit qui dit « nous » et un autre qui dit « je ».
Comment vous est venue l'idée de ce roman qui est aussi un roman sur les origines et la transmission ?
A.-L. B. - Ces dernières années, j’ai eu besoin de reconsidérer mon histoire familiale, d’aller à la rencontre de mes ancêtres pour mieux comprendre d’où je venais. Jusqu’ici, ça m’avait paru sans importance parce que je croyais le savoir. J’ai découvert que non. J’ai mesuré combien ma vie, mes choix, mes habitudes, mes valeurs, sont le fruit des trajectoires de ceux qui m’ont précédée. Plus nous prenons connaissance de ce passé, plus nous pouvons agir librement : choisir de rester fidèle à un héritage pas toujours explicite ou nous en détacher peu à peu, avec discernement. C’est pour ça que Tsell fait sa route à rebours de celle de Bo et Hama. Elle récolte, en chemin, les morceaux manquants de ses fondations pour, en fin de compte, porter cette mémoire avec fierté. Et la transformer. C’est pour cette même raison que je dédie le roman aux ouvriers et aux ouvrières de ma famille, à ceux et celles qui travaillaient de leurs mains dans des usines, tandis que je travaille seulement avec… les trois doigts de ma main droite sur un clavier d’ordinateur.
Le métal, le végétal et l'eau sont à tour de rôle très présents dans le roman. Quelle symbolique attachez-vous à ces trois éléments autour desquels s'articulent les trois premières parties du récit ?
A.-L. B. - Tant que nous sommes vivants est un roman qui parle des passages douloureux et nécessaires d’un état à un autre. Je voulais confronter mes personnages à de multiples transformations, physiques, émotionnelles, psychiques, et même magiques. Leurs corps se transforment, ils grandissent, ils vieillissent, ils changent…c’est à dire qu’ils sont vivants, justement, puisque seule la mort peut figer les choses. Le métal fondu par le feu est un beau symbole de ces métamorphoses. Il résiste, puis il fond, il devient souple et on peut le façonner. Comme Bo, on peut en faire une pièce d’obus, une armure ou une œuvre d’art. C’est la partie alchimique du roman. Pour moi, la forge symbolise le lieu intérieur où nous fabriquons ce que nous sommes, c’est le lieu de la création. La forêt des ermites représente une autre illustration de la même idée, plus chamanique cette fois, ou en rapport avec des magies ancestrales. Chaque automne la nature meurt, pour se régénérer et revivre au printemps. Sauf que les arbres acceptent mieux que nous de perdre leurs feuilles ! Quant à l’univers aérien et aquatique où se passe la troisième partie du roman, c’est un moment où Bo et Hama essaient d’empêcher les transformations. Ils essaient de maintenir Tsell dans un état d’enfance, d’innocence, dans une bulle hors du monde, une sorte de poche amniotique. Évidemment, cette tentative échoue. L’adolescence de Tsell fait craquer l’armure, la guerre menace la Presqu’île, l’amour meurt (et renaît !), et il faut abandonner ce « paradis ». Il me semble que c’est le chemin que nous suivons tous. Quitter l’enfance n’est pas facile, c’est un déchirement parfois, mais j’avais envie que mes personnages avancent, évoluent et gagnent en liberté pour devenir eux-mêmes. Si le roman est teinté parfois de mélancolie, je crois que c’est surtout un roman sur la croissance et le déploiement de nos possibilités.
Avez-vous de nouveaux projets ?
A.-L. B. - Je suis en train d’effectuer les dernières corrections sur un roman épistolaire que j’ai écrit avec Jean-Claude Mourlevat et qui paraîtra début 2015 en littérature générale, chez Fleuve Éditions. Le titre n’est pas encore trouvé, mais nous sommes très contents de cette collaboration ! Et je commence à rêver autour d’un nouvel univers, de nouveaux personnages, pour un roman jeunesse que j’aimerais entamer bientôt. Tout cela me plaît énormément !