Après des années de recherches dans le pays natal de son père, Ruta Sepetys a écrit l’histoire de Lina en pensant à la tragédie de la Lituanie, un pays qui a disparu de la carte entre 1941 et 1990. Camps de travail, déportations en Sibérie furent le quotidien du peuple lituanien. Grâce au témoignage des survivants, elle nous livre le journal quotidien de Lina. Un récit poignant et bouleversant.
Page : Parlez-vous souvent de cette tragédie du peuple lituanien avec votre père ? Sait-il tout ce qui s’est passé ?
Ruta Sepetys : Mon grand-père était officier de l’armée lituanienne et figurait sur la liste des gens à éliminer selon Staline. Mes grands-parents ont fui la Lituanie en 1940 et à ce moment mon père était encore un petit garçon. Ce n’est qu’après avoir quitté la Lituanie qu’il a appris l’étendue de cette tragédie et ce qui s’était passé. Oui, nous avons souvent évoqué cette période de l’histoire lituanienne et discuté du courage de ceux qui ont été déportés en Sibérie.
P. : Aviez-vous le sentiment que vous aviez besoin d’aller en Lituanie et d’y rester un peu avant d’écrire votre roman ? Combien de fois y avez-vous été et depuis quand ?
R. S. : Oui, il me semblait important de découvrir le pays et de rechercher les lieux qui sont décrits dans mon roman. Je me suis rendue deux fois en Lituanie (en 2005 et 2006) et une fois en Lettonie (2006) et j’ai passé approximativement deux semaines sur place lors de chaque voyage. Je me rendrai en Lituanie et Lettonie au mois d’octobre cette année pour faire la promotion du roman et me rendrai aussi au Salon du livre de Vilnius en février prochain.
P. : A-t-il été difficile d’interroger les survivants ? Ont-ils toujours peur qu’on les persécute ? Avez-vous eu accès aux archives du NKVD concernant cette déportation politique ?
R. S. : Oui, certains des interviews étaient difficiles. J’ai rencontré des survivants, des membres de leur famille, des historiens, des psychologues et des membres du gouvernement. Beaucoup de gens m’ont dit : « Je vais vous dire ce qui s’est passé mais seulement si vous me promettez de ne pas citer mon nom ». Près de cinquante ans ont passé mais la peur et la douleur sont encore présentes. Beaucoup de gens ont pleuré durant les interviews mais ont insisté pour continuer l’entretien. L’émotion était très intense, d’entendre ces témoins en train de me décrire comment ils avaient perdu leurs proches. Quand je suis revenue de Lituanie, je me suis sentie le devoir de rendre hommage à ces personnes et leurs familles qui avaient passé tant d’années en Sibérie. Durant toute cette période, je n’ai pu accéder aux archives du NKVD mais j’espère que ce sera possible à l’avenir.
P. : Souhaiteriez-vous que votre roman soit adapté au cinéma comme l’a été La Rafle de Roselyne Bosch ?
R. S. : J’ai beaucoup aimé La Rafle, c’est un très beau film. Oui, je souhaiterais que le livre soit adapté au cinéma pour représenter en images le combat de ces gens face à la mort et ce qu’ils ont enduré. Je pense qu’un film peut transposer à l’écran ce patriotisme et comment le « je » et le « moi » ont fusionné pour devenir « Nous ».
P. : Pourriez-vous nous éclairer sur votre titre : Between shades of gray ?
R. S. : Je pense que nous avons tendance à classer les choses d’une manière trop radicale (bien/mal, amour/haine, etc.). Finalement, les choses ne sont pas simplement blanches ou noires. Le plus souvent la vérité se situe entre les deux. Et quand nous grattons un peu en dessous, nous pouvons trouver de l’amour et de la tolérance entre « ces couches de gris ». En rencontrant des survivants, j’ai appris que leur situation était compliquée et que leurs choix étaient difficiles. Tous les Soviétiques n’étaient pas impitoyables. Certains montraient de la compassion et de la bonté en ces temps d’extrême cruauté. Les Lituaniens ne pouvaient ainsi haïr tous les Soviétiques. L’espoir et la vérité se situent entre les couches de « gris ». Voilà ce qui m’a inspiré ce titre.
P. : Après tous les témoignages que vous avez collectés auprès des survivants, pourquoi avoir choisi la forme du roman et non du documentaire pour raconter ? Comment avez-vous réussi à imaginer une structure narrative sur un sujet aussi difficile ?
R. S. : La plupart des survivants ont demandé à ce que ne soient pas mentionnés leur nom ou leur résidence actuelle. Afin de respecter leur anonymat, j’ai développé des personnages fictifs à partir de leurs expériences. La première étape fut de déterminer le lieu de déportation qui fournirait le cadre du récit. Il y eut énormément de camps de travail et de goulags à travers toute la Sibérie. J’ai décidé d’écrire sur le groupe déporté dans la région de l’Arctique parce que leurs conditions de vie étaient particulièrement horribles et leurs chances de survie très limitées.
P. : La forme de votre roman n’est pas sans rappeler Le Journal d’Anne Frank. Le roman est, en effet, écrit à la première personne, comme un journal. Vous êtes-vous inspirée de ce livre pour écrire votre roman ?
R. S. : J’ai pensé qu’écrire à la première personne créerait un caractère d’immédiateté et d’urgence. Je voulais donner l’illusion d’être partie prenante, afin que le lecteur soit happé par l’atmosphère et ait envie de dévorer ces pages… Je ne suis pas sûre du résultat, mais c’était le but recherché ! Je suis vraiment honorée que mon livre vous fasse penser au Journal d’Anne Frank. L’histoire d’Anne Frank nous accompagne depuis plus de 50 ans et son récit nous permet de saisir la peur et la souffrance engendrées par l’Holocauste. C’est un trésor de notre Histoire. Le roman que j’ai écrit est une fiction. J’ai écrit un livre, mais ce n’est pas mon histoire. J’espère que certains survivants de la tragédie balte pourront bientôt écrire leur propre histoire.
P. : Lina se bat pour sa famille pendant toute la durée de sa déportation. Elle ne montre jamais aucun signe de résignation et incarne ainsi des valeurs fortes. Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi d’en faire le personnage principal ? Vouliez-vous toucher un public en particulier ?
R. S. : La plupart des survivants que j’ai interviewés étaient adolescents quand ils ont été déportés en Sibérie. Évoquer leur passé était difficile car ils ont vécu l’une des périodes les plus intenses de leur existence – qui est aussi celle de beaucoup de premières fois – dans des conditions abominables. J’ai pensé que prendre comme personnage principal une adolescente donnerait une dimension intéressante à l’histoire.
P. : Lorsque vous avez commencé à écrire ce roman, vouliez-vous d’abord offrir un témoignage sur cette tragédie lituanienne ou souhaitiez-vous davantage vous exprimer sur une tragédie plus personnelle ? Aujourd’hui, les jeunes Lituaniens savent-ils ce qui s’est passé pendant près de 70 ans dans leur pays ?
R. S. : J’ai écrit ce roman en espérant créer une conscience générale autour de ces événements survenus dans les Etats baltes car l’Histoire a tendance à garder des secrets douloureux qui peuvent vous détruire. Quand je me suis rendue chez des membres de ma famille en Lituanie, j’ai appris qu’ils avaient brûlé toutes les photos de ma famille, parce qu’ils ne pouvaient transmettre à qui que ce soit ce qui appartenait à mon grand-père. La plupart des habitants des Etats baltes ont souffert de la terreur stalinienne mais n’en ont jamais parlé par peur des conséquences. L’histoire de l’occupation soviétique a ainsi rarement été évoquée. Voilà pourquoi j’ai écrit ce roman, pour honorer toutes ces personnes qui ont été déportées en Sibérie par Staline.