La parole des chercheurs

Les récits pour penser le monde

Edwige Chirouter

Il existerait a priori un fossé entre le monde de la philosophie et le monde l’enfance. La philosophie implique la rationalité, une pensée logique, argumentée, ainsi qu’un bagage culturel et linguistique dont l’enfant – l’infans, justement dépourvu de langage… – est privé. Pourtant il n’y a pas d’âge pour se poser des questions philosophiques, universelles, intemporelles, sur la condition humaine (la justice, l’amour, la mort, le bonheur, etc.). Peuple exclu de la philosophie, l’enfance a pourtant, par son étonnement devant le monde, un lien consubstantiel avec cet exercice de la pensée.

La pratique de la « philosophie avec les enfants » se développe partout dans le monde depuis une cinquantaine d’années. Venue des États-Unis, suite aux travaux du philosophe Matthew Lipman, et répondant en France à l’appel de « philosopher hors les murs » lancé par le GREFH (Groupe de Recherches sur l'Enseignement de la Philosophie) et Jacques Derrida dans les années 1970, les pratiques philosophiques avec les enfants prennent des formes diverses, répondent à des enjeux pluriels et bouleversent les représentations classiques de l’enseignement de cette discipline - qui reste traditionnellement réservée aux seules classes de Terminales des lycées généraux et technologiques (mais pas professionnels). La pratique de la philosophie avec les enfants connaît ainsi désormais une certaine forme de reconnaissance institutionnelle : elle apparait dans les nouveaux programmes d’Enseignement Moral et Civique dès le Cours Préparatoire, et l’UNESCO et l’Université de Nantes ont inauguré en 2016 la première Chaire dédiée entièrement à ce sujet (https://chaireunescophiloenfants.univ-nantes.fr/)

Pour mes recherches et expérimentations dans les classes, je suis partie de l’hypothèse suivante : on ne peut apprendre à philosopher sans une médiation culturelle qui permette la mise à distance et la problématisation de la notion travaillée (le Bonheur, la Liberté, l’Amour, etc.). Les textes classiques de philosophie étant trop complexes pour les jeunes élèves du primaire, c’est grâce à la littérature que l’on peut peut-être leur permettre d’entrer dans cet apprentissage rigoureux. Et c’est d’ailleurs peut-être grâce à l’enfance que la littérature et la philosophie pourraient retrouver leur alliance originelle. L’enfance est le pont qui permettrait de retrouver la fraternité de ces deux paroles : la littérature et la philosophie sont toutes les deux des discours qui donnent sens et intelligibilité à notre existence. Elles naissent de l’étonnement devant le monde, expérience fondatrice dont l’enfance nous rappelle chaque jour la force, et cherchent toutes les deux à éclairer notre condition.

            Ce rapprochement entre la philosophie, la littérature et l’enfance est d’autant plus possible que, parallèlement au développement de la philosophie avec les enfants, la littérature dite « de jeunesse » a aussi pris de plus en plus en compte les interrogations métaphysiques des enfants. En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim a convaincu beaucoup d’éducateurs que les enfants ont des préoccupations existentielles intenses et surtout que, même très jeunes, ils sont capables d’interpréter inconsciemment le message latent des contes pour dépasser leurs angoisses inconscientes et répondre à leurs questionnements métaphysiques profonds. Tout a depuis concouru pour permettre à ce genre, longtemps méprisé et considéré comme de la paralittérature, de gagner ses lettres de noblesse éditoriales, universitaires, institutionnelles. Des auteurs comme Claude Ponti, Tomi Ungerer ou Anthony Browne ont offert à leur jeune lecteur des récits ambitieux et subtils qui abordent, sans aucune moralisation ou mièvrerie, des questions métaphysiques universelles. Et, en plus de la publication de ces albums (souvent magnifiques aussi sur le plan graphique), ou des nombreuses adaptations de mythes, contes ou fables, apparaissent depuis quelques années sur le marché de l’édition jeunesse toute une série de « petits manuels de philosophie pour enfants », dont les plus connus sont certainement « Les Goûters philo » édités par Milan.

Pour l’enfant, dont la capacité d’abstraction est en cours d’élaboration, les histoires jouent un rôle de médiation nécessaire qui donne forme à des problématiques éthiques ou existentielles. La littérature instaure les problématiques dans une « bonne distance » par rapport à l’expérience quotidienne et facilitent par là le développement d’une pensée plus conceptuelle. Car la fiction littéraire n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire : elle dispose d’une fonction référentielle qui nous dévoile des dimensions insoupçonnées de la réalité. Comme l’a souligné Paul Ricœur, tout comme le discours philosophique, plus conceptuel, argumentatif et rationnel, le récit nous permet d’interroger le réel et de le penser. Parce qu’il représente la possibilité démultipliée d’expériences exemplaires et signifiantes sur la ou les vérité(s) du monde, il constitue un espace autonome de pensée. La littérature constitue à ce titre une expérience authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les lecteurs vont pouvoir appréhender le réel. Elle est ainsi comme un immense laboratoire où les hommes peuvent modeler, dessiner, redessiner à l’infini les situations, les dilemmes, les problèmes qui les travaillent. Dégagée des contraintes du réel empirique, des lois de la physique, et même des lois de la morale (tel le berger Gygès dans La République de Platon qui découvre un anneau qui rend invisible...), la fiction permet de vivre par procuration ce que le réel, seul, ne nous permettra jamais de vivre. « Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal », écrit ainsi Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. Les grands dilemmes que les récits soulèvent apportent de la complexité aux débats, invitent à la réflexion, bouleversent les évidences et permettent ainsi d'éviter les leçons de morale.

       Fonctionnant sur le mode de la pensée magique, l’enfance est l’âge d’or de la croyance en l’imaginaire. « Ce consentement euphorique à la fiction », comme l’écrit Vincent Jouve dans La Lecture, ne disparaît (heureusement) jamais complètement et c’est lui qui œuvre à chaque lecture de récit. L’enfance, la littérature, et la philosophie se rejoignent alors, car cet abandon magnifique naïf et total au monde de la fiction ne se fait pas dans un désir insouciant d’échapper à la réalité, dans un désir de simple amusement ou de fuite. L’enfant cherche aussi dans l’acte de lire des réponses à ses interrogations fondamentales. Il s’abandonne dans l’espoir sérieux de trouver du sens à son expérience. Il est ainsi du devoir de tous les éducateurs de permettre aux enfants de faire cette rencontre initiatique avec ces œuvres qui nous permettent de grandir, de nous ouvrir à l’altérité et de donner sens à la complexité du monde.

 

Biographie :

Edwige Chirouter est professeure des Universités et chercheure en philosophie de l’éducation à l'Université de Nantes (France). Elle est spécialiste de la philosophie avec les enfants. Elle est titulaire de la Chaire UNESCO « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». Elle coordonne pour cette chaire un réseau international de chercheur.es et d’enseignant.es et organise pour l’Unesco la Journée mondiale de la Philosophie. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages et articles scientifiques sur le sujet. Elle est aussi auteure jeunesse.

Site de la Chaire Unesco :

https://chaireunescophiloenfants.univ-nantes.fr

 

Bibliographie :

- Edwige Chirouter (2015), L'Enfant, la littérature et la philosophie, L’Harmattan

- Edwige Chirouter (2022), Nouveaux ateliers de philosophie à partir d’albums et autres fictions, Hachette Éducation

- Edwige Chirouter (dir.), La Philosophie avec les enfants, Un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance et la résonance, Éditions Raison publique

- Vincent Jouve (1993), La Lecture, Hachette

- Martha Nussbaum (2011), Les Émotions démocratiques, Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Climats

- Paul Ricœur (1990), Soi-même comme un autre, Seuil

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